Le Japon prisonnier de son extrême droite révisionniste

 

Stephane MOT

 

Author & Chief AtoZ Officer

 

J’ai déjà déploré sur Rue89 l’apathie et l’inaction du peuple japonais, face au refus de ses dirigeants de formuler des excuses aux victimes encore en vie de l’esclavage sexuel organisé par l’armée impériale pendant la Seconde Guerre mondiale.

 

Depuis, les dirigeants ont changé, et ils sont déterminés à passer à l’action. Malheureusement, c’est pour aller encore plus loin dans l’ignominie.

 

En 2013, personne n’oserait imaginer l’Allemagne porter au pouvoir un chancelier qui aurait soutenu une association ouvertement révisionniste, et qui aurait régulièrement nié les atrocités nazies.

 

En 2013, personne n’oserait imaginer que le peuple allemand resterait silencieux si, une fois élu, ce chancelier se permettait de dire que les déportés, en fait, avaient rejoint les camps de leur plein gré. Ou qu’il n’est pas juste d’employer le terme « invasion » pour qualifier l’agression de la Pologne en 1939.

 

En 2013, personne n’oserait imaginer que ce chancelier paraderait en se prenant pour Joseph Mengele, le médecin d’Auschwitz surnommé l’Ange de la mort.

 

Shinzo Abe veut la fin du Japon démocratique

 

C’est pourtant ce qui se passe au Japon, un pays le système politique est totalement verrouillé par des familles dont le rôle a été central, pendant les années de plomb du Japon impérial.

 

Ainsi, aucun Premier ministre ne peut arriver ou rester au pouvoir sans leur donner des gages de bonne conduite, par exemple visiter le sanctuaire de Yasukuni, des criminels sont célébrés au milieu des héros.

 

Et le Premier ministre auteur de ces ahurissantes provocations se nomme Shinzo Abe, un fasciste dont le rêve consiste à détruire le Japon démocratique pour voir renaitre le Japon impérialiste.

 

Abe a succédé à Yoshihiko Noda, parti le 26 décembre après un règne de 481 jours, un score honorable dans un pays , depuis 1970, seuls Yasuhiro Nakasone et Junichiro Koizumi ont dépassé le cap des 1 000 jours.

 

Shinzo Abe lui-même a tenu pile-poil un an lors de son précédent passage (2006-2007), pendant lequel il avait déjà œuvré du « mieux » qu’il pouvait pour son grand projet, par exemple en soutenant la Société japonaise pour la réforme des manuels d’histoire (ultranationaliste).

 

En France, un tel politique serait poursuivi

 

Notons qu’en France, un négationniste et un révisionniste de cette trempe serait traîné en justice. Mais au Japon, la classe politique corrompue veille depuis la guerre à ce qu’aucun cadre juridique n’émerge sur ce plan.

 

Un seul Premier ministre, Tomiichi Murayama, a osé émettre un timide erzatz de début d’embryon de semi-proto-excuse pour les atrocités commises par le régime impérial pendant la Seconde Guerre mondiale. Et encore, à titre personnel. C’était en 1995, pour les 40 ans de la fin du conflit.

 

Peut-être le socialiste Tomiichi Murayama pensait-il déjà les élections de novembre perdues de toute façon, après les critiques essuyées pour la gestion du tremblement de terre de Kobé ? En attendant, sa déclaration continue d’agacer les nostalgiques de l’Empire, et Shinzo Abe avait clairement exprimé le souhait de la remplacer, à l’occasion du 60e anniversaire de la fin de la guerre, en 2015 – nous y reviendrons.

 

Mais l’homme souhaite aussi réviser la loi fondamentale de l’éducation, pour que l’école inculque « l’amour du pays » aux petits Japonaisautrement dit, pour promouvoir l’endoctrinement nationaliste des jeunes générations.

 

Shinzo Abe milite aussi en faveur de la modification de l’article 9 de la constitution, celui qui fait clairement du Japon une nation pacifique. Inutile de dire que les nazillons locaux abhorrent ce garde-fou constitutionnel aussi, nous y reviendrons.

 

Les femmes de réconfort, mal « nécessaire »

 

Lors de son premier passage à la tête du pays, Shinzo Abe n’avait pas pu aller au bout de ses rêves, torpillé par des scandales dans son gouvernement.

 

Cette fois, il revient à la tête d’une majorité fortement marquée à droite, dans un paysage politique de plus en plus irrespirable.

 

Son prédécesseur Noda, supposé de centre gauche (DPJ), a joué à fond sur la fibre ultra-nationaliste pour rester au pouvoir, n’hésitant pas à friser la guerre avec la Chine pour garantir sa présence en tête de liste aux élections.

 

Bien sûr, il s’est fait, dans la foulée, démolir par les plus extrêmes, qu’il était venu chercher sur leur terrain. Si le parti d’Abe n’a pas la majorité absolue à lui tout seul, il contrôle tout avec ses alliés d’extrême droite Your Party et Japan Restoration Party.

 

Le leader de cette dernière formation, le jeune maire d’Osaka Toru Hashimoto, a récemment soulevé un tollé planétaire en déclarant que les « femmes de réconfort » victimes de l’esclavage sexuel organisé par l’armée impériale avait constitué un phénomène somme toute « nécessaire ».

 

Une provocation destinée à renforcer le contrôle sur son parti, alors au bord de l’implosion, à l’heure son partenaire Shintaro Ishihara menaçait de voler de nouveau de ses propres ailesl’ancien gouverneur de Tokyo a le pédigrée requis pour aller loin en politique : il est raciste et considère le massacre de Nankin comme un mythe.

 

Des provocations nationalistes pour exister

 

Ces provocations, qui déclenchent aussitôt les réactions indignées des pays victimes des exactions du régime impérial, au premier rang desquels la Corée et la Chine, sont malheureusement désormais le seul moyen d’exister politiquement au Japon.

 

 

Shinzo Abe, Premier ministre du Japon, à bord d’un avion marqué 731, en mai (Kunihiko Miura/AP)

Le jour suivant le quart d’heure warholien de Hashimoto, Shinzo Abe a cru bon d’en rajouter une couche, histoire de rappeler qui était le patron en la matière.

 

Il a posé avec un grand sourire en pilote d’avion de chasse, mais en choisissant le numéro 731, une référence sans équivoque à l’unité 731 de triste mémoire, celle Shiro Ishii, le Josef Mengele nippon, menait ses expérimentations abominables sur des humains.

 

Afin de bien faire comprendre au monde entier qu’il n’avait pas choisi cet avion au hasard, le Premier Ministre a fait ajouter la mention « Leader S. Abe » au-dessus du numéro, en anglais.

 

Criminel de guerre avéré, le leader de l’unité 731 a évité tout procès en négociant sa liberté auprès des Américains, en échange des résultats de ses petites expériences.

 

Ces arrangements avec la morale continuent à coûter très cher aujourd’hui : non seulement ils constituent l’un des moments les plus indignes de l’histoire de la démocratie américaine, mais l’absence de justice et de condamnation d’un grand nombre de crimes de guerres impériaux a permis, dès le départ, la corruption de la démocratie japonaise et l’impunité des révisionnistes comme Abe.

 

Shinzo Abe a tellement bien réussi son « vol 731 » que la presse internationale a ressorti les atrocités commises par l’unité 731, braquant les projecteurs sur des événements que lui et ses amis cherchent à nier et effacer des mémoires.

 

Etats-Unis, Corée du Sud et Chine outrés

 

L’extrême droite nippone n’est jamais très subtile. L’an dernier, les pressions menées contre le mémorial dédié aux victimes de l’esclavage sexuel à Palisades Park, aux Etats-Unis, avaient déjà provoqué un retour de manivelle.

 

Non seulement les autorités du New Jersey avaient obtenu un soutien encore plus fort de leurs administrés, mais les medias internationaux avaient repris l’affaire et remis une couche sur un pan de l’histoire méconnu en Occident.

 

Dans la même veine, la visite de Jean-Marie Le Pen et de son entourage à Yasukuni avait eu des retombées assez néfastes.

 

Cette fois, les Etats-Unis ont rejoint la Corée du Sud et la Chine dans un concert d’indignations. Le lendemain, Shinzo Abe a été obligé d’effectuer une petite mise au point, pour le moins floue, et sur le fond pas franchement dans le sens de la marche arrière :

 

Concernant la déclaration de Murayama de 1995. Abe a dit que finalement, il ne reviendrait pas dessus en 2015. C’est une bonne chose, mais pas franchement une surprise : au sein même de son parti, certains pensaient qu’il était risqué de s’y attaquer avant d’avoir règlé une autre question, celle de l’article 96.

 

Ce dernier fixe des conditions contraignantes pour toute modification de la constitution : une majorité des deux tiers est requise dans chaque chambre, et le texte doit ensuite être ratifié par référendum populaire.

 

Cet article technique est plus facile à faire tomber que l’article 9, et ce qui ouvrirait grand la porte à des altérations encore plus spectaculaires.

 

Concernant la définition du mot « invasion » pour qualifier les agressions impériales : Abe a dit qu’il « n’avait jamais dit que le Japon n’avait pas envahi d’autres pays ». Sauf qu’Abe n’a pas pour autant dit qu’il pensait que le Japon avait envahi d’autres pays ...

 

Concernant la sortie de Hashimoto sur les esclaves sexuels de l’armée impériale : Abe a dit que ni lui, ni personne dans son parti ne partageaient les vues de Hashimoto. Mais encore, Abe ne livre pas le fond de sa propre pensée sur le sujet.

 

En réalité, Abe marque une pause sans reculer. Il constate simplement les limites à ne pas dépasser tant qu’il n’a pas modifié la constitution pour avoir les coudées franches.

 

Il a été de plus en plus loin dans les provocations, sans rencontrer d’opposition notable dans son pays, et n’a en rien cédé à la pression internationale.

 

Et Shinzo Abe veut mettre toutes les chances de son côté. Pas question de tomber pour un scandale financier ou une crise économique.

 

Au contraire, le dopage artificiel de l’économie à court terme (quitte un peu plus à plomber les comptes) renforce l’adhésion du public, et ses prédécesseurs avaient déjà chuté de 20 à 40 points dans les opinions favorables après cinq mois en place, Abe a même grapillé quelques points, à 72%.

 

Ne nous y trompons pas : Shinzo Abe est bien le pire ennemi de la démocratie au Japon.