Par Philippe
Marlière
19/02/2008
Jamais les élections primaires américaines n’avaient suscité un intérêt aussi
vif et soutenu dans le monde. La couverture médiatique du premier vote qui s’est tenu dans
l’état d’Iowa a déclenché une frénésie
médiatique sans aucune mesure avec l’importance de l’événement. Les candidatures hétérodoxes
d’Hilary Clinton et de Barack Obama, côté
démocrate, et de John McCain, côté
républicain, n’expliquent qu’en partie un tel engouement.
Le public fatigue
Les primaires
américaines seraient-elles aussi "addictives" que
le Super Bowl ou la Coupe du
monde de football? Rien n’est moins sûr.
Le site de la BBC a récemment été pris d’assaut
par des membres du public
qui se sont plaints de "primary fatigue".
Certains, exaspérés, demandaient pourquoi la BBC devrait apporter une aussi coûteuse
attention à des votes non décisifs,
plus de dix mois avant le scrutin
présidentiel.
On pourra rétorquer qu’il s’agit d’une étape
fondamentale de l’élection
la plus importante pour l’humanité.
Elle justifierait donc un tel déploiement
médiatique, quitte à négliger le traitement
d’informations nationales
et européennes de premier plan. Après tout, ne partageons-nous
pas indirectement le destin
de la plus influente démocratie
du "monde libre"?
Les partisans des primaires
estiment que ces élections mettent
en scène ce qu’il y a de meilleur au sein de la démocratie américaine. Les records de participation à ces primaires
tranchent en effet avec la médiocre participation à l’occasion du vote présidentiel. Ces primaires ne constituent-elles pas un vecteur
essentiel de politisation citoyenne? Ne permettent-elles pas l’organisation
de débats qui renseigneront
sur les intentions des différents
concurrents?
Prime au consensus centriste
En réalité,
les primaires n’ont pas, jusqu’à présent, rempli ces fonctions. La percée de l’évangéliste Michael Huckabee a amené John McCain à se repositionner sur les thèmes de la morale et de l’ordre chers à
la droite républicaine. Les
différences sont ténues entre Obama
et Clinton sur les questions internationales
(ex-partisane de l’intervention
armée, Mme Clinton promet vaguement de retirer les troupes d’Irak, tandis que M. Obama ne
se démarque pas nettement du consensus inter-partisan sur
la "guerre contre le terrorisme")
et nationales (assurance santé). Les médias privilégient les tenants du consensus centriste et négligent les candidatures atypiques (Ron Paul ou Dennis
Kucinich).
Les candidats rivalisent donc de prudence, s’engagent de manière floue et adoptent
peu ou prou
des positions identiques. Bon gré,
mal gré, ces candidats deviennent les stars
d’un feuilleton à forte densité
humaine.
Prime aux clichés
Plus d’un mois
après le début de ce
divertissement médiatico-politique, qu’a-t-on retenu des primaires? Les larmes d’Hilary dans le New Hampshire ; l’agressivité maladroite de Bill; l’élégante gestuelle de Barack. Le débat "s’élève"
par instants quand les commentateurs
dissertent sur le sexe ou la couleur
de peau des candidats.
Le paroxysme de l’analyse va à ceux
qui émettent quelques généralisations -souvent non fondées sur le plan scientifique- à propos du "vote Noir" ou
"Latino". A quelques exceptions près, les primaires organisent une parodie démocratique, dont sortent renforcés
les principaux clichés et préjugés socio-politiques.
Prime aux "faiseurs
d'opinion"
Les primaires accordent une influence sur-dimensionnée aux "faiseurs
d’opinion": aux sondeurs
qui prédisent les résultats
état par état (dont la "large victoire"
d’Obama dans le New
Hampshire, alors qu’il fut finalement battu par Clinton) et surtout aux
commentateurs qui décrètent
sentencieusement les "moments décisifs" (le momentum) que
la campagne serait censée avoir atteinte
(attestés par des sondages souvent contradictoires, par le montant des sommes collectées par les candidats, par
les discours d’auto-promotion
des spin-doctors des candidats repris
complaisamment par les médias,
etc.).
Le tirage
au sort serait moins coûteux
On le voit, un tel système
gangréné par le pouvoir de l’image consensuelle et par l’argent ne peut
traiter l’ensemble des candidats de manière égale et juste. Les primaires consacrent avant tout le triomphe de la forme sur le fond. Les électeurs sont amenés à trancher
entre Clinton et Obama, deux candidats
en apparence aussi capables et déterminés l’un que l’autre;
deux compétiteurs que rien de politiquement
fondamental ne vient séparer. Les électeurs doivent choisir entre des personnalités qui viennent ni plus ni
moins "vendre" leur récit de vie. Plutôt que de procéder
à ces primaires
si coûteuses en temps et en argent, Noam Chomsky a suggéré d’investir un candidat par tirage au sort.
Ce système rapide
et économe ne serait pas moins
aléatoire que les votes à répétition que
l’on inflige aux américains et… au reste du monde par médias interposés. On pourrait
sourire de telles pratiques si celles-ci
n’étaient sur le point de
faire leur apparition en Europe. Le système des primaires a déjà été adopté par le Parti démocrate italien (un regroupement
post-social-démocrate et post-démocrate-chrétien).
Ségolène Royal et la
direction du Parti socialiste souhaitent introduire ce mécanisme
de sélection en vue de la prochaine élection présidentielle. Si cette mesure était
reprise à son tour par le PS, cela
sanctionnerait la mort du parti d’Epinay comme lieu de débats sérieux, contradictoires et pluralistes.
Philippe
Marlière is Maître de conférences en science politique à University College
London