Lignes brisées
Issa GORAIEB |
OLJ25/06/2014
Il
est des vérités si évidentes, qui crèvent tellement les yeux, qu'elles tournent inévitablement à la vérité de La Palice. Énoncées toutefois par une puissance – et qui plus est
la première puissance du monde – elles revêtent des accents apocalyptiques
qui donnent froid dans le dos.
L'Irak est menacé d'une crise
existentielle : tel est le constat que dressait lundi
à Bagdad le secrétaire d'État
américain John Kerry. Nul
ne songerait à le contredire,
bien sûr, au spectacle de l'épouvantable gâchis laissé derrière elle par cette même Amérique
qui, en envahissant cet infortuné pays, prétendait le débarrasser de la tyrannie de
Saddam Hussein et le pousser sur
la voie de la démocratie.
On pourrait cependant renchérir et demander : quel État du Levant n'est-il donc pas, aujourd'hui, menacé dans son intégrité, sinon dans son existence, et cela par
suite de la somme incroyable
de paris aventureux suivis de reculades, qu'ont accumulés ces dernières années
les États-Unis dans cette partie du globe ?
Et
ce n'est pas encore fini. En ce moment, Washington doit se livrer en effet à d'acrobatiques contorsions pour tenter de parer à cette situation d'une complexité sans précédent qu'a créée l'irruption, au pays de Haroun al-Rachid, du postulant au
titre de calife Abou Bakr al-Baghdadi et de ses hordes enragées. L'Amérique se trouve acculée ainsi à une forme de coopération
militaire avec l'Iran, alors que ces
deux pays demeurent en profond désaccord sur deux dossiers fondamentaux : le sort du Syrien Bachar el-Assad, qui a su tirer profit des réticences américaines à armer, quand il en était
encore temps, l'opposition laïque
et démocratique ; mais aussi – on croit rêver – celui de l'Irakien Nouri el-Maliki,
protégé des Iraniens, que l'administration US est tenue de soutenir alors qu'elle lui
reproche publiquement sa politique discriminatoire
à l'égard des sunnites.
Ce genre d'acrobatie
n'est guère, d'ailleurs, l'exclusivité de l'Oncle Sam. Bien qu'alliés des États-Unis, les royaumes pétroliers du Golfe ferment les yeux sur les donations dites privées faites
à ces mêmes organisations islamistes qu'ils pourchassent impitoyablement, pourtant, sur leur sol. Longtemps
intraitable sur la question
kurde, la Turquie en est aujourd'hui à passer des
accords pétroliers avec le Kurdistan irakien que visitait
hier John Kerry : lequel
Kurdistan, apparemment résolu
à passer au plus tôt de l'autonomie
à l'indépendance, a trouvé moyen, tout à la fois, de faire efficacement barrage à la progression de Daech et d'agrandir substantiellement son territoire
en s'emparant de la ville hautement emblématique de Kirkouk.
Plus
près de nous, la Jordanie voit se raviver soudain ses vieilles
frayeurs d'État trop souvent tenu
pour artificiel, provisoire,
et à la limite jetable. Il
y a exactement dix ans, le roi Abdallah
s'alarmait de la naissance d'un croissant chiite s'étendant d'Iran au Liban-Sud en passant
par la Syrie, y voyant un phénomène de nature à déstabiliser
la région tout entière. Or ce ne sont pas les pasdarans mais les extrémistes sunnites de Daech qui, venant de leur fief irakien, frappent aujourd'hui à la porte du royaume.
Comme les autres États du Levant, le Liban est le fruit des accords anglo-français
conclus sur les ruines de l'Empire ottoman. Il n'est pas toutefois un État comme les autres. Là est
son talon d'Achille car bien
plus menaçantes que ces lignes Sykes-Picot que l'on voit
soudain valser entre Irak et Syrie sont
nos fractures nationales, mises à vif par l'équipée guerrière du Hezbollah
en Syrie et les représailles
terroristes qu'elle suscite. Pour peu que les Libanais se décident enfin à le comprendre, cette même diversité est aussi leur
seule planche de salut.
Issa GORAIEB
igor@lorient-lejour.com.lb