La
grande évasion
Issa
Goraieb
12/03/2011
C'est
sans doute la déformation professionnelle. Mais
au spectacle du terrible tsunami d'hier, que l'on a vu, vissé devant la télévision, tout emporter sur son passage, ne délaissant le
Japon que pour se ruer sur les côtes
de Hawaï, comment ne pas songer
à l'irrésistible mouvement
de contestation qui se répand à travers
le monde arabe ?
Alors
que s'effondrent, l'une après l'autre, les digues de l'autocratie que l'on croyait
indestructibles, il faut bien commencer par constater que les grands changements ne s'opèrent jamais en un jour et que, pour le moment du moins,
tout n'est pas rose dans la
saga de la révolution. Dans
l'Égypte de l'après-Moubarak,
toujours contrôlée, faut-il le rappeler, par l'armée, l'extrémisme islamiste - et plus spécifiquement antichrétien - pointe à nouveau son vilain museau, bénéficiant visiblement de la même
complaisance qu'il trouvait
auprès du régime déchu. La Libye s'enfonce dans une guerre civile qui menace d'être longue ; l'inévitable
corollaire en serait une partition de facto, éventualité
que n'écarte guère la CIA américaine et qu'a paru d'ailleurs
illustrer la décision de la
France de nommer un ambassadeur
à Benghazi, capitale de l'opposition
à Kadhafi.
Le côté nettement plus réconfortant du
tsunami arabe réside dans tous ces
chantiers de ravalement auxquels se livrent fiévreusement les systèmes relativement épargnés ou tout juste survivants.
À cet égard, et pour s'en tenir à la région arabe, il
est tout naturel que les Libanais, dans un bel exercice
de strabisme, aient un œil braqué sur
la Syrie et l'autre sur l'Arabie saoudite,
deux pays si profondément impliqués dans nos problèmes
domestiques qu'on leur prête le pouvoir
de faire la pluie et le beau temps, selon qu'ils se tirent dans les pattes ou qu'ils
s'entendent comme larrons en foire.
Si les appels à manifester n'ont pas été entendus hier
vendredi dans les villes saoudites, l'alerte est
loin d'être passée pour autant.
Tels de menaçants brûlots, le Yémen, Bahreïn et le sultanat
d'Oman fument depuis des semaines en bordure du
royaume gorgé de brut. Et si les membres du Conseil de coopération du Golfe serrent les coudes, le protecteur américain n'en est pas moins à prêcher la liberté de démonstration pacifique ; à recommander surtout l'octroi, pendant qu'il en est encore temps, d'un minimum de réformes
constitutionnelles, telles
sans doute celles auxquelles vient de se résoudre le roi Mohammad VI du Maroc.
C'est
aux conseils de la seule
Dame Prudence que semble prêter l'oreille, pour sa part, le régime baassiste de Damas, quand il
s'avise d'offrir des primes
aux familles nécessiteuses,
de réduire les taxes sur
les produits d'alimentation
importés ou d'accorder une grâce présidentielle aux auteurs de délits et
contraventions, de même qu'à
certains détenus atteints de vieillesse ou de maladie. Or, à plus d'un titre et sans vouloir
s'ingérer dans les affaires
intérieures de la Syrie
(attention qui, pourtant, n'est
jamais payée de retour), ce dernier point est chargé de symboles pour les Libanais. On pense évidemment en premier lieu
aux centaines de nos compatriotes détenus, depuis des décennies parfois, dans les geôles syriennes, et dont les autorités
nient jusqu'à l'existence. On pense ensuite à cette incroyable affaire, dévoilée par
Human Rights Watch, d'opposants syriens
kidnappés puis livrés aux autorités de leur pays par des responsables de
sécurité libanais toujours prêts à se charger du
sale boulot pour le compte
de leurs maîtres d'outre-frontière. On ne peut s'empêcher de penser enfin à cette grande
prison que fut naguère - que risque
de redevenir - le minuscule Liban
si une Syrie
même réformée ne révisait pas aussi son approche dominatrice du cas libanais.
De cette grande prison, les Libanais se sont déjà évadés à la faveur de la révolution du Cèdre de 2005. Il faut
croire cependant qu'une fois n'était
pas assez
: depuis, en effet,
les barreaux n'ont cessé de se multiplier, l'armement
milicien ravissant même la vedette aux ingérences syriennes et iraniennes, et pervertissant de
flagrante manière les traditions démocratiques
du pays. Contre toutes ces aberrations, les citoyens s'étaient librement et très nettement
prononcés en 2009. Et c'est
l'occasion de recommencer,
de placer au-dessus de toutes
les sensibilités partisanes
un inestimable enjeu de société
qui leur fournit le rassemblement souverainiste de demain, place de la Liberté. Les fortes têtes ne risquent
pas de se méprendre sur le
message, c'est avec les pieds
que l'on pourra voter.
igor@lorient-lejour.com.lb