WikiLeaks: une guerre, mais laquelle?

 

Par Daniel Schneidermann

 

Etrange ironie ! Combattant de la transparence dans les relations diplomatiques, premier adversaire des opacités de la raison d’Etat, Julian Assange, fondateur de WikiLeaks, se retrouve aujourd’hui lui-même dans la lumière glaciale de la transparence. Incarcéré en Grande-Bretagne, il attend son extradition vers la Suède, il est accusé d’agressions de nature sexuelle par deux femmes.

 

La nature exacte des crimes sexuels qui lui sont imputés, et la biographie de ses accusatrices, déchaînent la Toile et la presse internationale. Que recouvrent exactement les «viols» qui lui sont reprochés par la justice suédoise ? A-t-il vraiment refusé de remettre un préservatif, alors que le sien avait craqué, et que sa partenaire le lui demandait ? A-t-il vraiment fait l’amour à la deuxième plaignante, alors qu’elle était endormie ? Et combien de fois ? Et la notion suédoise du «consentement» d’une femme à un rapport sexuel est-elle vraiment si différente de la conception latine ?

 

Si indécents ou futiles qu’ils puissent paraître, tous ces questionnements sont d’intérêt public. Savoir si Assange est victime d’un acharnement particulier de la Suède, ou si la procédure suivie est normale, est une question qui touche au premier chef l’état de droit planétaire. En attendant que WikiLeaks révèle (un jour, peut-être) d’éventuelles interventions diplomatiques sur le gouvernement ou la justice suédoise, il faut se contenter de l’ordinaire : fuites policières, fanfaronnades d’avocats, confidences de plus ou moins proches de l’enquête.

 

Et la personnalité de l’une de ses accusatrices ne fait que renforcer la nécessité d’une transparence totale. Apparemment proche d’opposants cubains en exil, Anna Ardin, jeune universitaire suédoise, est accusée à mots à peine couverts par la presse officielle cubaine d’être manipulée par la CIA. Or, il se trouve que c’est elle qui a organisé le séjour suédois d’Assange, et proposé de l’héberger chez elle, avec les suites que l’on sait. Savoir si Assange a été attiré dans un piège par une Mata Hari suédoise n’est pas indifférent.

 

L’autre front de la cyberguerre, qui s’est ouvert cette semaine, est tout aussi édifiant. A peine le département d’Etat américain avait-il fait connaître la fureur que lui inspire l’opération WikiLeaks, que plusieurs partenaires du site d’Assange rompaient toutes relations avec lui : Visa, Mastercard, Paypal, Amazon ne voulaient plus le connaître. Le vice-président de Paypal a même d’abord naïvement avoué se conformer à une lettre du département d’Etat, avant de rectifier quelques heures plus tard : la lettre n’avait pas été envoyée directement à Paypal, mais à WikiLeaks.

 

Toutes ces entreprises avaient certes des raisons irréprochables : Assange, figurez-vous, ne leur avait pas donné son adresse exacte. Mais il sera essentiel de savoir si le gouvernement américain, qui n’a trouvé à ce jour aucune base juridique solide à des poursuites contre Wikileaks, a d’une manière ou d’une autre, tenté de frapper le site sacrilège au portefeuille, en faisant pression sur ses banquiers.

 

Ce n’est pas tout. WikiLeaks et ses soutiens se sont défendus sur deux fronts. D’abord WikiLeaks lui-même s’empresse de mettre en ligne des documents montrant que Visa et Mastercard ont bénéficié du soutien de l’ambassade américaine à Moscou. Ensuite, les sites antiWikiLeaks ont été frappés par des attaques de hackers, qui les ont mis hors ligne pendant quelques heures. Re-contre-offensive : le compte Twitter des hackers est désactivé par Twitter, dans des conditions obscures, avant d’être rétabli.

 

Si ce n’est pas une guerre, ça y ressemble. Mais laquelle ? Cette guerre n’oppose pas des puissances entre elles. Poutine, qui a pris bruyamment la défense d’Assange incarcéré, réagira sans doute très différemment quand le site divulguera des mémos russes, ce qui arrivera bien un jour.

 

Cette guerre n’oppose pas non plus des intérêts économiques. WikiLeaks ne gagne rien, ce n’est pas une entreprise à but lucratif. Tout au plus les journaux qui participent à l’opération peuvent-ils espérer voir leur tirage augmenter, mais ils ont pris le train en marche, et ce n’est pas leur motivation première.

 

Cette guerre oppose donc les Etats, tous les Etats, et les multinationales, toutes les multinationales, à quelque chose de nouveau, qu’on peine encore à nommer. Une opinion mondiale des citoyens ? Une république sans frontières des internautes ? Un idéal (la transparence) ? Une technologie (Internet) ? On a beau chercher, on peine à se rattacher à un précédent connu. Dans la bataille qui fait rage, toutes les fumées ne se sont pas dissipées autour des fantassins.