WikiLeaks : la dictature
de la transparence
Tout en contrebalançant
le pouvoir des Etats, les révélations du site internet alimentent
les thèses conspirationnistes
et donnent aux médias un pouvoir sans précédent.
Par
ELISABETH ROUDINESCO historienne,
directrice de recherches à l’université de Paris-VII (GHSS).
Le déballage
par le site WikiLeaks de milliers de courriers, mails et échanges qui auraient dû demeurer secrets jusqu’à l’ouverture des archives
par des historiens pose, une
fois de plus, le problème
de la transparence. Depuis qu’Internet
a acquis un pouvoir de divulguer tout et n’importe quoi,
des pirates surdoués peuvent
se prendre pour les nouveaux Robin des bois d’un altermondialisme pour le moins
suspect, consistant à faire croire
à leurs internautes que tous les Etats
du monde auraient organisé
un vaste complot visant à asservir les pauvres citoyens (lire page 4). Ces derniers seraient ainsi les victimes inconscientes d’une puissance
obscure et antidémocratique fondée sur le règne
du crime et de la corruption. Telle est en tout cas
l’idée fixe de cet étrange hacker australien -
Julian Assange -, qui se croit un bienfaiteur
de l’humanité alors même qu’il est
pourchassé - peut-être à
tort - par la justice suédoise dans
le cadre d’une enquête pour
suspicion de viol et d’agression sexuelle.
Au point qu’il se cache quelque
part en Grande-Bretagne et ne communique
plus avec le reste du monde qu’à
l’aide d’une messagerie cryptée. «Il est mon
fils et je l’aime», a déclaré sa mère
à la chaîne australienne
ABC.
Arroseur. Si le hacker a pu occuper sur
la Toile tantôt la place d’un héros
planétaire et tantôt celle d’un suspect adoré de sa maman, le voilà
devenu maintenant la proie de ses propres
machinations, puisque ses
«disciples» sont entrés en
dissidence. Ils lui reprochent de s’être compromis avec la presse internationale - El País, le Monde, Der Spiegel, The New
York Times, The Guardian -, en acceptant qu’un tri soit effectué dans
les documents, permettant de contrôler
les «révélations» qu’ils contiennent.
Autrement dit, l’arroseur
est arrosé : après avoir fait trembler le
monde des puissants, il est accusé par ses propres troupes, plus extrémistes que lui, de s’être conduit en dictateur et d’avoir rompu le pacte de la transparence
absolue. Le projet de
Herbert Snorrason, étudiant
islandais de 25 ans, chef
de file des opposants à Assange, repose sur la volonté d’aller beaucoup plus loin encore dans
l’organisation du déballage
: «Nous souhaitons que la
structure de l’organisation du projet
soit aussi ouverte que possible. Nous n’envisageons pas d’avoir un contrôle par une seule personne,
mais plutôt que la majorité des personnes impliquées participent à toutes les décisions. Nous voulons que ce soit
transparent.»
Négociation. Cette surenchère repose sur une logique
connue :
un groupuscule se scinde
pour engendrer un nouveau groupuscule
qui se scinde à son tour. L’ennui
dans cette affaire, c’est que le processus
de déballage ne se limite
pas à un règlement de comptes entre un maître saisi par
la folie conspirationniste
et des groupies habitées par un fantasme
de destitution d’une chefferie
défaillante. Il révèle d’une part que les gouvernants sont victimes de la même dictature de la transparence que celle qui affecte la vie privée des citoyens - et que seule la loi
peut protéger -, et que, de l’autre, les médias sont devenus
aussi puissants qu’eux dans la gestion des affaires du monde. La décision
de déballer telle ou telle archive plutôt que telle
autre a fait l’objet, on le
sait, d’une négociation :
entre les pirates et la presse, puis
entre celle-ci et les gouvernants.
Dans cette partie à trois, les premiers sont des voleurs d’archives, les seconds imposent une sélection au nom d’une déontologie qui leur est propre
et les troisièmes négocient
avec les seconds pour rester maîtres
d’un événement qu’ils ne contrôlent pas.
Bien entendu, cette dictature de la transparence possède
deux facettes, l’une positive, l’autre négative. Grâce à elle, les crimes commis par les Etats peuvent être révélés
en temps réel à l’opinion : actes de torture, bavures militaires, crimes,
viols, etc. Mais à cause de cette
dictature, toutes sortes de discours délirants peuvent se déguiser en énoncés rationnels :
négationnisme, complotisme,
divulgations de rumeurs, etc.
Toutefois, le plus étonnant dans cette histoire, c’est que les secrets révélés ne sont rien d’autre que
ce que
l’on sait déjà. Dans l’exercice de leurs fonctions, les hommes qui nous gouvernent ressemblent aux autres hommes :
derrière le semblant propre
à toute relation sociale ou diplomatique, chacun est capable d’insulter ou de faire preuve d’une belle sévérité dans ses
jugements. A cet égard, pour rétablir l’équilibre entre la nécessité du
secret, sans quoi aucun Etat
de droit ne saurait exister, et la nécessité d’une certaine rigueur de l’information, il faudra bien trouver
une parade à la sottise
infantile des nouveaux dictateurs de la transparence.