Michael Jackson, miroir de nos vies aliénées

 

Par Gilles Hertzog éditeur, écrivain.

 

13/08/2009

 

Il y a les icônes mondialisées du bien, Obama, Mandela, les icônes de la réussite planétaire, Bill Gates ou Spielberg, les icônes du mal, Ben Laden, Saddam Hussein, Madoff, et puis la famille des icônes tragiques, illustrée hier par Marylin Monroe ou Lady Di, vient d’entrer Michael Jackson, propulsé d’emblée par la grâce de sa mort soudaine au firmament des destins brisés. Ce fut un tsunami universel de larmes et de déplorations, une communion globalisée ad nauseam d’un bout à l’autre du village mondial, une liturgie médiatique jamais vue, un méta-spectacle que Guy Debord n’eut pu imaginer, doublé d’un marketing d’enfer.

 

Et puis ce furent surtout des masses innombrables d’éplorés, orphelins par millions d’un grand frère universel, miroir idéalisé de leurs vies aliénées, porteur de leurs rêves d’échapper à la condition postmoderne d’êtres sans nom, sans visage, et demain, pour beaucoup, crise oblige, sans fonction ni statut. Comme si tous avaient perdu une part d’eux-mêmes, privés par sa disparition de la seule transcendance (transe en danse ?) encore à leur disposition. Comme si écouter «Michael» figer le temps, en s’enivrant à répétition de Bad ou de Thriller, était le dernier barrage devant le vide menaçant d’un monde en fuite la jeunesse, aussi courtisée soit-elle, n’est plus invitée au banquet de la vie, sinon comme pure instance consommatrice. Vous ne voulez plus de nous ? Eh bien, nous ne voulons pas non plus, à l’instar de notre grand frère Michael Jackson, entrer dans un monde qui ne veut pas de nous.

 

L’énigme est . Comment ces millions, jeunes, immigrés, kids occidentalisés de Pékin ou Tokyo, et enfants de la crise pour la plupart, ont-ils pu, aussi acculturés seraient-ils, s’identifier avec tant de ferveur à pareil antimodèle, vénérer pareille icône vénéneuse ? est la question. Car enfin, Michael Jackson a tout ou presque, d’un repoussoir. Négationniste de lui-même (couleur, sexe), bourreau désincarné de sa propre chair, peau, corps, visage martyrisés à volonté, infantilisateur militant, père aléatoire d’enfants conçus à bonne distance, phobique tous azimuts, sorte de mort-vivant volontaire et pur zombie social, l’homme de Neverland incarne au plus haut point la régression infantile en ses postures mortifères. Refus de soi, refus d’autrui, refus du monde, bambisation polymorphe des pratiques sociales et captation pré-oedipienne du monde. Avec les nounours pour ultime horizon. Et partout, pendant ce temps, la mort lente à l’œuvre dans sa vie même. Autodestruction sans échappatoire. Jusqu’à la vraie fin, révérence ratée à l’orée d’un spectacle qui n’aura pas eu lieu.

 

L’artiste. «Il aura été le Mozart du XXe siècle» a fulguré un quidam à la TV (Mozart aurait donc été le Michael Jackson du XVIIIe ?). Moins qu’un chorégraphe métabolisant le ballet de corps érotisés, ce fut un pantin techno, téléporté sur scène ; un Game Boy ambulant ; un vidéoclip sur Photoshop abusant des syncopes aérobics. La musique ? Un soap bien fichu de supermarché kitsch, un disco-funk grandiloquent et pompier. donc était la soul, dont Michael Jackson se voulait le grand prêtre ? La soul, c’est-à-dire l’âme. Quant au fameux moonwalk, cette marche feinte vers l’avant qui fait, d’autant, reculer le sujet dansant, c’est le symbole en acte, s’il en est, d’une existence tournée toute entière vers l’arrière, vouée à une régression rêvée vers «le vert paradis des amours enfantines», cher à cet autre amant des choses morbides que fut Baudelaire.

 

Telle est l’idole, tel est le maître et les valeurs d’exemple, si l’on peut dire, que pleurent ses fans innombrables. Qu’il existe, petits ou grands, anonymes ou célèbres, des Michael Jackson de tous ordres et de toutes disciplines qui font profession publique de leurs manques et de leur mal-être pour tenter de s’en délivrer est dans l’ordre psychique des choses, en ces temps débordés la loi des pères est désormais une ombre. En revanche, que des millions d’individus occidentaux et autres, appelés demain aux travaux citoyens des sociétés techno-démocratiques, aient élu ce parangon pathétique de toutes les régressions modernes en dit long sur le malaise, aujourd’hui, dans la civilisation.

 

En matière de régression collective, on a connu le pire, dans un passé peu lointain. Et la musique, serait-elle, comme ici, un masque, une fiction, n’a jamais tué personne. Mieux, le Michael Jackson transracial, translation de peau et de musique du noir au blanc, a probablement contribué à rendre possible, a contrario, l’élection d’un Noir à la Maison Blanche. Pour autant, l’extase nécrophile qui s’est emparée du village planétaire, à l’heure la crise en toute chose devient la norme de la marche du monde, est de mauvais augure. L’enfant est le père de l’homme, disait Freud. Soit. Mais on n’est pas obligé d’en rajouter dans les louanges à l’enfant-roi. Surtout quand celui-ci, infortuné, s’est, jour après jour, condamné à mort d’être tel, en pure perte de soi et d’autrui.