De braves Américains
devenus tortionnaires
Tzvetan Todorov directeur de recherches honoraire au CNRS, historien et essayiste.
Les documents rendus publics le 16 avril par l’administration Obama, relatifs
aux pratiques de torture dans
les prisons de la CIA, jettent une
nouvelle lumière sur une question : comment s’expliquer
la facilité avec laquelle
les personnes œuvrant au
nom du gouvernement des Etats-Unis
ont pu accepter et pratiquer la torture à l’endroit
de leurs prisonniers ? Les faits même de la torture étaient déjà bien connus mais les nouveaux
documents apportent de nombreuses
informations sur la manière dont se déroulaient les séances de torture et
dont celle-ci était perçue par ses agents. Ce qui frappe avant tout, c’est la découverte d’une réglementation incroyablement tatillonne, formulée dans les manuels
de la CIA et reprise par les responsables juridiques du gouvernement. On pouvait s’imaginer jusque-là que les pratiques de torture relevaient
de ce qu’on
appelle les bavures, dépassements involontaires des normes provoqués par l’urgence du moment. On s’aperçoit
au contraire qu’il s’agit
de procédures fixées dans les moindres détails, au centimètre et à la seconde près.
Ainsi, les formes de torture sont au nombre de dix, lequel
monte ensuite à treize. Elles sont
réparties en trois catégories :
préparatives (nudité,
alimentation manipulée, privation de sommeil), correctives (les coups) et coercitives
(arrosage d’eau, enfermement dans des boîtes, supplice de la baignoire). Pour les gifles, l’interrogateur doit frapper avec les doigts écartés, à égale distance entre l’extrémité du menton et le bas du lobe de l’oreille. L’arrosage d’eau du prisonnier nu peut durer vingt minutes si l’eau est
à 5 °C, quarante si elle est à 10 °C, et jusqu’à soixante si elle est
à 15 °C. Les privations de sommeil ne doivent pas dépasser 180 heures, mais, après un repos de huit heures, elles peuvent
recommencer. L’immersion dans la baignoire peut durer
jusqu’à douze secondes, pas plus de deux heures par jour, pendant trente jours consécutifs (un prisonnier coriace a subi ce supplice
à 183 reprises en mars 2003). L’enfermement dans une petite boîte ne doit pas dépasser deux heures,
mais si la boîte permet au prisonnier de se tenir debout, on peut aller jusqu’à huit
heures de suite, dix-huit heures par jour.
On apprend aussi en quoi consiste l’entraînement des tortionnaires.
La majorité de ces tortures
est copiée
du programme que suivent les soldats américains qui se préparent à
affronter des situations extrêmes (cela permet aux responsables de conclure que ces épreuves
sont parfaitement supportables). Plus important, les tortionnaires
eux-mêmes sont choisis parmi ceux
qui ont eu «une expérience scolaire prolongée» de ces épreuves extrêmes,
autrement dit : les tortionnaires ont été, dans
un premier temps, torturés eux-mêmes.
A la suite de quoi, un stage intensif
de quatre semaines suffit pour les préparer à leur nouveau travail.
Les partenaires indispensables des tortionnaires
sont les conseillers juridiques du gouvernement, qui sont là pour assurer l’impunité légale de leurs collègues. Cela aussi
est une nouveauté : la torture n’est plus représentée comme une infraction à la norme commune, regrettable mais
excusable, elle est la norme légale même.
Les juristes recourent pour
cela à une autre série de techniques. Pour échapper à la loi, il faut conduire les interrogatoires à l’extérieur des Etats-Unis, même si c’est
dans des bases américaines.
On suggérera donc
aux tortionnaires de nier l’intention de faire souffrir.
Ainsi les gifles ne seront pas données afin de produire une douleur, mais
pour provoquer la surprise et
l’humiliation. L’enfermement
dans une boîte n’aura pas pour but d’entraîner un désordre sensoriel, mais de donner au prisonnier un sentiment
d’inconfort ! Le bourreau doit
toujours insister sur sa «bonne
foi», ses «croyances honnêtes» et ses prémisses raisonnables.
Il faut utiliser des euphémismes :
«techniques renforcées» pour torture, «expert en interrogatoire» pour tortionnaire.
Il faut aussi éviter de laisser des traces matérielles, et pour cette raison
la destruction mentale est préférable aux dégâts physiques ; les éventuelles captations visuelles des séances seront détruites après-coup.
Plusieurs autres groupes
de professionnels sont impliqués dans la pratique de torture : la contagion
se répand bien au-delà du cercle limité des tortionnaires. En dehors des juristes
fournissant une légitimation à leurs actes, sont régulièrement
mentionnés des psychologues,
des psychiatres, des médecins
(obligatoirement présents
au cours de chaque séance),
des femmes (les tortionnaires sont
des hommes, mais l’avilissement sous le regard des
femmes aggrave l’humiliation),
des professeurs d’université
produisant les justifications morales,
légales ou philosophiques.
Qui, aujourd’hui,
doit être tenu pour responsable de ces perversions de la loi et des principes moraux les plus élémentaires ?
Les exécutants volontaires
de la torture le sont moins
que les hauts fonctionnaires légaux les ayant justifiées et encouragées ;
et ceux-ci, moins que les décideurs politiques qui leur ont demandé de le faire. Les gouvernements étrangers amis, et notamment européens, portent eux aussi une responsabilité
: alors qu’ils ont toujours été
au courant de ces pratiques,
et ont bénéficié des informations obtenues par ce moyen, ils
n’ont jamais élevé la moindre protestation, ni même signifié
leur désapprobation. Dans une
démocratie, la condamnation
des hommes politiques consiste à les priver du pouvoir, en ne les faisant pas réélire. Quant aux autres professionnels, on pourrait s’attendre à ce qu’ils soient sanctionnés
par leurs pairs, car qui voudrait
être l’étudiant d’un tel professeur ? Le justiciable d’un tel juge ? Le patient d’un tel médecin ?
Si l’on
veut comprendre pourquoi ces braves Américains ont accepté si facilement
de devenir tortionnaires,
point n’est besoin de chercher du côté d’une haine ou
d’une peur ancestrale des musulmans et des Arabes. Non, la situation est bien
plus grave. La leçon de ces
révélations est plutôt que n’importe
quel homme, à condition
d’être bien encadré, obéissant aux nobles principes dictés par le «sens du devoir»,
par la nécessaire «défense
de la patrie» ou mû par l’élémentaire peur pour la vie et le bien-être
des siens, peut devenir un tortionnaire.