Barack
Obama, l’Européen
Par
Bernard Guetta
On ne s’en rend pas
assez compte. L’ampleur et la vitesse des changements introduits par Barack
Obama sont telles qu’on n’en mesure
encore ni la profondeur ni les conséquences, surtout pour l’Europe qui devra désormais traiter avec un président des Etats-Unis dont plus grand-chose
ne la différencie.
Malgré trois décennies
de libéralisation continue des économies
mondiales, il
y avait un modèle américain et un modèle européen. L’un ne reposait plus que sur le marché et
l’idée que ce qui était bon pour les plus
riches était encore meilleur
pour tous. L’autre, «l’économie sociale de marché», continuait d’accorder un rôle
économique à la puissance publique,
dans la protection, notamment,
des plus démunis. Leur différence restait criante mais, dès
son discours d’investiture,
Barack Obama l’a réduite en
deux phrases, les plus à gauche, les plus européennes en tout cas,
qu’on puisse prononcer sur les marches du Capitole.
«La question à nous poser aujourd’hui, a-t-il dit, n’est
pas de savoir s’il y a trop
ou pas assez d’Etat mais s’il
aide les familles à trouver
des emplois décemment payés, des soins médicaux abordables et une retraite qui ne soit pas indigne.» «Le marché est inégalé dans
sa capacité à accroître les richesses et étendre la liberté, a-t-il ajouté dans
le même souffle, mais cette crise nous a rappelé que, faute d’une
étroite surveillance, il peut échapper à tout contrôle et qu’une nation ne peut pas longtemps prospérer si elle
ne favorise que les plus nantis.»
Trop timidement mais avec constance, l’Europe avait dénoncé la réinvention des
oubliettes par George Bush mais, sitôt
devenu président, Barack
Obama a rejeté «le faux choix
entre notre sécurité et nos idéaux» ; il a annoncé la fermeture de
Guantánamo et ordonné celle
des prisons secrètes de la CIA ; il
a interdit la torture et prescrit
le respect des conventions de Genève sur les prisonniers de guerre. L’Europe avait pris plusieurs
longueurs d’avance dans la lutte contre
le réchauffement climatique,
c’était l’une de ses grandes différences
avec les Etats-Unis, mais ce président a déclaré, juste après sa prestation de serment, que l’Amérique
ne pouvait plus ignorer les effets
de sa «consommation des ressources mondiales» et promis d’agir «non seulement pour créer de nouveaux emplois mais pour jeter, aussi, les bases d’une nouvelle croissance».
L’Europe n’avait cessé
d’appeler les Américains à
se saisir du dossier israélo-palestinien
avant que ce drame n’ait
définitivement radicalisé
tout le monde arabo-musulman et Barack Obama ne se contente pas de décrire, dans cet ordre,
l’Amérique comme une «une nation de chrétiens et de musulmans, de juifs, d’hindouistes et de non-croyants» et de s’adresser directement à l’Islam pour lui dire qu’il veut fonder leurs relations sur «l’intérêt et le respect mutuels». Dès les premières heures de sa présidence,
il nomme aussi un envoyé spécial pour le Proche-Orient connu pour avoir autant dénoncé la colonisation que le terrorisme et appelle les protagonistes de cette guerre en commençant par Mahmoud Abbas, président de l’Autorité palestinienne et incarnation de la quête
d’un règlement juste et définitif - la coexistence de deux
Etats dans les frontières de 1967.
L’Europe, enfin, martelait
que la crise afghane ne se résoudrait pas que par la force des armes et, devant le Sénat, la nouvelle secrétaire d’Etat, Hillary
Clinton, a fait sien l’avis
du commandant des forces américaines en Irak et en Afghanistan, le général
Petraeus, aux yeux duquel ce conflit requiert
«une stratégie régionale englobant le Pakistan, l’Inde, les pays d’Asie centrale, même la Chine et la Russie, et aussi, peut-être, à un moment donné, l’Iran».
Barack Obama n’a pas que trois
singularités. Noir, jeune et intellectuel, il est également tellement
européen par ses approches politiques qu’il pose à l’Europe un redoutable défi. L’incurie, puis la paralysie de George Bush l’avaient
naturellement placée,
France en tête, à l’avant-garde
du monde occidental, autrement plus consciente que les Etats-Unis de la nouvelle configuration du monde, autrement plus attentive à ses
nouveaux rapports de force, autrement plus soucieuse des nouveaux dangers, climatiques
et stratégiques, autrement
plus attachée à préserver
la cohésion sociale et autrement plus à même, enfin, de calmer le jeu en Géorgie ou à Gaza et d’explorer les voies du compromis, partout où il le faut.
Malgré ses
divisions et son imbroglio institutionnel, l’Europe avait pu, depuis huit
ans, s’affirmer comme jamais depuis
la Deuxième Guerre mondiale.
A moins de savoir, au plus vite,
accélérer son unification, de savoir parler et agir
ensemble, elle risque, maintenant, de repasser dans l’ombre d’une
Amérique à laquelle l’intelligence est revenue.
Bernard Guetta
est membre
du conseil de surveillance de Libération.