L’enjeu afghan
Par
Bernard Guetta
mardi 1 avril 2008
Attention ! Tout paraît plaider, bien sûr,
contre cet
envoi de renforts français
en Afghanistan (lire page 2). L’atlantisme
de Nicolas Sarkozy est si compulsif,
sa politique étrangère si confuse, cette guerre, surtout, est si proche
d’être perdue que tout pousse à ne
voir, là, qu’une bonne manière
faite à George Bush, intolérable et dangereuse. Cette décision a tout pour inquiéter, mais attention ! Contrairement à l’aventure irakienne,
l’intervention afghane a été approuvée
par l’ONU. Elle est
légale. Elle est, avant tout, légitime car non seulement les talibans protégeaient les organisateurs
des attentats du 11 septembre 2001, mais, sept ans plus tard,
leur victoire serait une tragédie
pour ce pays et achèverait
de déstabiliser le Pakistan limitrophe.
Pis encore, elle viendrait renforcer les réseaux jihadistes en leur redonnant une base territoriale et en alimentant, surtout, leur mythologie
sur l’inéluctable défaite des «croisés» devant la levée en masse de l’islam.
Nicolas Sarkozy n’a pas tort de considérer qu’une «partie essentielle» se joue en Afghanistan. Il a raison d’affirmer
qu’on ne peut pas «accepter un retour
des talibans et d’Al-Qaeda à Kaboul». Ce n’est rien
de plus qu’une évidence, et ce millier
de soldats français pourrait bel et bien faire une différence. Il pourrait peser dans une
bataille qu’il vaudrait mieux ne pas perdre, parce que d’autres
pays de l’Otan augmenteront,
parallèlement, leurs effectifs - 3 500 hommes pour les
seuls Etats-Unis - et que la force militaire n’est pas aussi négligeable qu’on le croit. Elle est insuffisante si elle ne s’inscrit
pas dans une stratégie politique, mais le fait est que l’arrivée de renforts américains en Irak a contribué à une diminution des violences et que ce n’est pas la vaillance des moudjahidin afghans
qui leur avait permis de défaire l’Armée rouge, mais l’argent saoudien, les armes américaines et les bases que leur offrait
le Pakistan.
Les talibans
ont, aujourd’hui, repris le contrôle de la moitié sud du
pays. Ils y sont parvenus grâce aux erreurs des Américains qui, loin de déverser l’argent dont les Afghans avaient besoin après vingt ans de guerre, se sont contentés de traquer les hommes d’Al-Qaeda, bombardant à tout-va et tuant
tant d’innocents qu’ils se sont fait haïr. Comme le dit Olivier Roy, l’un des meilleurs spécialistes de la région, les Américains ont mené une
«guerre idéologique» alors
que les Afghans attendaient
d’eux des routes, des écoles
et des hôpitaux. C’est ainsi que les talibans
ont retrouvé des appuis, mais ce
gâchis est-il irrémédiable ?
Les Britanniques ne le pensent pas.
Sans cacher leur pessimisme, ils estiment que les talibans ont tiré
des leçons de la défaite qu’ils avaient subie en 2001, qu’ils ont, maintenant, compris qu’ils n’arriveraient à rien de solide en persistant dans leur cocktail de jihad et de charia,
qu’ils sont devenus moins fanatiques,
plus politiques, et que l’on pourrait, en un mot, chercher un compromis avec eux. C’est ce que leurs
services secrets ont tenté d’amorcer à l’automne.
Leurs relations avec la présidence
afghane en ont été sérieusement détériorées, mais les Britanniques n’ont pas renoncé à cette
ambition de faire la part du feu,
d’utiliser un minimum de rétablissement
de la situation militaire pour essayer de séparer les talibans d’Al-Qaeda et de jeter les bases
d’un gouvernement de reconstruction dans lequel ils
représenteraient les Pachtouns,
la première des trois grandes
ethnies afghanes. C’est là que
les renforts français pourraient avoir un rôle non seulement
militaire mais aussi politique. Ils pourraient
permettre d’affirmer un pôle franco-britannique en
Afghanistan dont l’importance
pourrait faire admettre cette stratégie au successeur de George Bush. Ce serait d’autant plus souhaitable que le premier geste du nouveau gouvernement pakistanais, samedi, a été d’offrir
à ses
propres talibans de les intégrer dans le jeu politique en échange d’une renonciation
à la violence.
Il y a un balbutiement
de sagesse dans la région que la France pourrait conforter, mais l’étonnant est que Nicolas Sarkozy ne pose aucune vraie condition aux Américains, pas plus pour ces renforts dont ils
ont tant besoin que pour le retour de la France dans l’Otan. Il pourrait
monnayer son rapprochement avec les Etats-Unis, profiter de la sympathie qu’il y a acquise pour faire bouger les choses, tant en Afghanistan que sur la défense
européenne. Il en apparaîtrait moins bonnement atlantiste. Cet envoi de troupes s’inscrirait, alors, dans un dessein et troublerait moins, mais il se contente,
c’est ainsi, d’aimer l’Amérique.
Bernard Guetta
est membre
du conseil de surveillance
de Libération.