La main invisible de Wikipédia

 

Frédéric Kaplan

 

En visant à créer du bien commun numérique, sous le régime de la gratuité et selon une logique collective et communautaire, l’encyclopédie en ligne est un projet qui partage des valeurs typiquement associées à la «gauche»

 

Pourquoi les universitaires restent-ils si divisés face à Wikipédia et ses centaines de milliers d’articles écrits collaborativement? Au-delà des débats sur la justesse ou la pertinence de l’encyclopédie en ligne se cache peut-être un malaise idéologique plus profond. Dans notre culture politique qui sépare les idées et les programmes sur l’axe gauche-droite, Wikipédia reste un objet singulier.

 

Parce qu’elle vise à créer du bien commun numérique, sous le régime de la gratuité et selon une logique collective et communautaire, l’encyclopédie en ligne est un projet qui partage des valeurs typiquement associées à la «gauche». Certains pourraient y voir la réalisation concrète par la technologie d’une utopie au parfum marxiste: un collectivisme qui fonctionne.

 

Mais en réduisant les structures de contrôle à leur plus strict minimum, en prônant la résolution décentralisée des conflits, en favorisant l’émergence d’une communauté «plate» experts et amateurs sont mis sur un pied d’égalité, Wikipédia est aussi empreinte d’une idéologie profondément libérale, souvent associée, en Europe, à une pensée de «droite». Le succès de l’encyclopédie se base sur la promesse d’un progrès de la connaissance grâce à une autorégulation du marché des contributions libres. Les individus qui participent suivent des buts personnels, parfois concurrents, mais ils concourent à un intérêt général. La concurrence libre conduit à l’élimination progressive des erreurs. Marc Foglia, dans son livre sur Wikipédia (Editions FYP, 2008), fait le parallèle avec la théorie développée par Adam Smith au XVIIIe siècle. Tout comme en économie, c’est une «main invisible» qui guiderait Wikipédia vers des informations toujours plus fiables.

 

Beaucoup d’universitaires qui soutiennent la création de biens communs numériques, la publication en format ouvert et un accès démocratique aux ressources en ligne restent mal à l’aise face à ce libéralisme des idées qui va à l’encontre d’un savoir garanti par des instances centralisées comme les universités. Certains tentent de placer le débat sur le plan des performances, les uns voyant dans Wikipédia la démonstration du succès effectif de l’autorégulation, les autres pointant du doigt les ratés, les faiblesses et les dérives de l’encyclopédie collaborative pour en démontrer les limites. Mais, comme en économie, il s’agit peut-être finalement d’une question de conviction profonde sur les vertus et les vices de la concurrence libre et l’existence hypothétique d’une «main invisible».

 

* Professeur d’humanités digitales à l’EPFL