Les discussions secrètes
de Genève
Par
Stéphane Bussard
Depuis six ans, des chercheurs américains, européens et iraniens se rencontrent en secret. Les réunions,
sauf deux, ont eu lieu à Genève. Objectif: établir des ponts informels pour éviter le pire. Ce processus, baptisé
«Track II», révélé aujourd’hui
par Le Temps, s’inspire des accords d’Oslo
La diplomatie
informelle va-t-elle permettre aux Iraniens et aux Américains de se réconcilier, 30 ans après la rupture des relations diplomatiques
entre Washington et Téhéran? Depuis
six ans, des universitaires
de la République islamique d’Iran et des Etats-Unis, mais aussi d’Europe,
de Suisse, d’Etats arabes voire même d’Israël
font fi des blocages et se réunissent régulièrement en
Europe. Plusieurs réunions,
qui comptent en moyenne une trentaine de participants, ont eu lieu à Genève. Les deux dernières se sont tenues en toute discrétion dans un autre pays européen. La plus récente a été organisée
du 6 au 8 mars.
kSoutien de Washington et de Téhéran
Les participants à ces rencontres appellent ce processus
«Track II» (Piste II), un terme
pour évoquer une diplomatie informelle et secrète (lire ci-dessous). Un professeur, qui participe à ces réunions, mais
qui souhaite conserver l’anonymat
de peur de perdre son
travail, témoigne: «Le processus
d’Oslo a commencé à ce niveau. Entre Iraniens et Occidentaux, il est essentiel
de se parler, car les perceptions qu’on
peut avoir des uns et des autres sont parfois très
éloignées de la réalité. Le
pire, c’est de se déshumaniser réciproquement.» Et le professeur d’ajouter: «Quand il n’y a pas de caméras, les peurs de parler librement disparaissent. Les participants ne se sentent
pas contraints de jouer un jeu.»
La diplomatie
informelle de Track II n’est
pas déconnectée de la politique
officielle de Washington et de Téhéran.
Elle s’effectue avec un soutien
en haut lieu. Lors de la dernière
réunion, qui s’est déroulée au début mars, un proche
du gouvernement iranien était présent, de même qu’un ambassadeur
d’un autre Etat. Ce dialogue semble avoir l’aval du Conseil du discernement iranien et de l’ex-président Ali
Akbar Hachemi Rafsandjani.
Les fuites dont Le Temps se
fait l’écho apparaissent dès lors comme
une volonté d’influer sur la campagne qui mènera à l’élection présidentielle iranienne du 12 juin. Cette transparence semble aussi révéler l’urgence
de la situation: Téhéran serait
sur le point d’atteindre le
seuil nucléaire.
kProfil pointu
Le profil
des professeurs d’université
est en lien avec les problématiques
régionales du Moyen-Orient
et les relations américano-iraniennes. Certains sont des spécialistes de stratégie, d’autres des relations internationales.
D’autres encore sont des
experts nucléaires ou travaillent pour des organisations
internationales. Quelques-uns
d’entre eux conseillent des responsables politiques. Un participant qui souhaite
également garder l’anonymat le concède: «Certains professeurs iraniens croient dur comme fer
au processus en cours. En
participant à Track II, ils risquent
néanmoins de mettre leur vie en jeu.»
Apparemment, quelques professeurs dont le nom est apparu dans
des journaux grecs voici quelques années ont fini
en prison.
Le professeur
pense que le processus de Track II comporte un
autre avantage. «En Iran,
les décisions se prennent
par consensus. Il est difficile
de l’extérieur d’identifier
qui sont les vraies personnes de pouvoir. Par nos discussions entre universitaires,
nous sommes plus à même de
savoir qui sont les vrais décideurs. Parfois, une personne n’a
peut-être aucun titre, mais elle
a un accès privilégié à ceux qui décident vraiment.»
kLes préoccupations sur le programme nucléaire iranien
Si les universitaires
qui se réunissent ne traitent
pas directement du problème
nucléaire iranien, ils n’éludent pas la question
pour autant. Lors de la rencontre du 6-8 mars, deux
points de vue se sont fait
jour. Les uns défendaient l’idée qu’il valait
mieux traiter de la controverse nucléaire séparément et ne pas l’associer à
d’autres problématiques. D’autres en revanche ont plaidé pour négocier un «paquet global», comme ce fut
le cas avec la proposition de l’Union
européenne et de son représentant
Javier Solana de «gel des sanctions contre gel du programme d’enrichissement d’uranium». D’autres questions ont été soulevées:
que faire d’un Etat comme l’Iran qui est sur le point de franchir le seuil nucléaire? Selon nos sources, Téhéran dispose aujourd’hui de 4000 centrifugeuses
et de 800 kilos d’uranium légèrement
enrichi (LEU). Il faut 10 kilos d’uranium hautement enrichi pour faire une bombe. Le régime est-il en
train de se militariser? Quel
impact aurait un changement
de président lors de l’élection du 12 juin prochain?
kLes incertitudes américaines
Lors de la réunion de Track II
de mars 2009, les Iraniens étaient
moins présents que lors des précédents
rendez-vous. Raison: ils semblent attendre les effets concrets du changement promis par l’administration américaine de
Barack Obama. Selon nos informations, Washington devait achever la révision de sa politique iranienne
à la fin mars. Les Américains s’interrogent.
Faut-il continuer avec l’approche
multilatérale du P 5+1 puissances
négociatrices (Etats-Unis,
France, Royaume-Uni, Chine, Russie
et Allemagne) ou faut-il au contraire privilégier
la voie bilatérale avec les
Iraniens? Au sein de l’administration américaine, les rivalités internes font traîner les choses. Directeur politique des Etats-Unis au sein du P 5+1,
William Burns, qui était aux pourparlers
de Genève en juillet 2008 (diplomatie
formelle, Track I) avec les Iraniens,
est confronté à la concurrence
de Richard Holbrooke et surtout de Denis Ross, un ancien de l’administration
Clinton, qui a été nommé envoyé spécial pour le Moyen-Orient. «Mais qui est en charge du dossier? se demande
un expert qui rappelle qu’à
Téhéran, Denis Ross est perçu comme un dur. C’est un peu
comme si on envoyait un gardien de la Révolution négocier à Washington.»
kComplicité organisée
Pour l’heure,
les réunions de Track II ne se tiennent
plus à Genève. Motif? Avec l’intense activité diplomatique qui caractérise la Cité de Calvin, la
discrétion n’est plus assurée. Mais il
n’est pas exclu qu’en fonction de l’évolution des relations américano-iraniennes
et du succès relatif de
Track II, ce type de rencontres
informelles puisse devenir plus médiatique et revenir à Genève. Cette hypothèse serait encore plus vraisemblable si la diplomatie d’ouverture de l’administration Obama envers l’Iran commençait à produire des résultats.
Jusqu’ici, quelque 400 universitaires ont pris part à ces réunions. Le contexte dans lequel elles
se déroulent rappelle le
cadre des négociations secrètes
d’Oslo relatives au conflit
israélo-arabe. Les participants choisissent
un lieu discret, de préférence
en pleine campagne, où les distractions sont peu nombreuses. Des petits groupes se forment et discutent de problèmes pointus. Souvent, les universitaires continuent leur discussion lors de balades dans la nature. Les participants aux réunions,
qui durent en général trois jours, passent
tout leur temps ensemble: du petit déjeuner au dîner afin de créer une
quasi-complicité plus propice
à la quête de solutions.
kLes limites de la realpolitik
Difficile à ce jour de savoir si ce processus
de diplomatie informelle va déboucher sur
un accord entre les Etats-Unis et la République islamique. Un expert pense toutefois que le soutien des autorités iraniennes est relativement mou: «L’Etat, en Iran, est omniprésent. On peut douter qu’elles
accordent trop d’importance au processus. Mais ce qui leur
plaît, c’est qu’on parle du pays.» «Cela prouve
que nous sommes pris au sérieux», aurait avancé un haut responsable iranien.
Le processus
de Track II a cependant le mérite
de rompre avec les canaux officiels et la realpolitik qui n’offrent qu’une faible marge de manœuvre. D’autant que les Etats-Unis n’ont plus de contact direct avec l’Iran
depuis trente ans et que leur
président George W. Bush inscrivit
la République islamique sur l’«Axe du mal» dans son discours sur l’état
de l’Union en janvier 2002.
Les premières discussions de Track II paraissent coïncider avec le début de la guerre en Irak
en mars 2003 quand Mohammad Khatami
était encore président.
Aujourd’hui, bien que
la présidence iranienne soit occupée depuis
2005 par l’ultra-conservateur Mahmoud Ahmadinejad,
Track II continue…