Du Bon Usage Des Fuites
par K. Selim
C'est un lieu commun : l'information est un élément essentiel de la guerre, quand elle n'est pas, à elle seule, l'essence
de la guerre. L'évidence, aussi vieille
que l'enseignement de l'antique stratège chinois Sun Tzu, se vérifie tous les jours depuis les guerres modernes et la généralisation des
médias de masse.
Dans ce monde au service d'intérêts minoritaires, l'intoxication le
disputant à la manipulation, les «nouvelles» sont rarement innocentes : elles sont d'abord
destinées à conditionner l'opinion et à la préparer aux décisions prises par les états-majors civils ou militaires.
Le site Wikileaks, dont
la vocation est la publication anonyme
de documents confidentiels, a publié
dimanche soir, en
collaboration avec les journaux Guardian, le New York
Times et le Spiegel, 90.000 rapports des forces alliées
en Afghanistan. Pour ceux qui suivent
au jour le jour les affres et les souffrances
des Afghans et les aventures des armées
de l'Otan dans ce pays maudit par l'histoire, il n'y a aucun
scoop, aucune révélation. La
guerre contre Al-Qaïda et
les talibans s'est rapidement transformée en guerre
de type colonial. Et, sous nos latitudes, nul n'ignore ce que
peut être une guerre de cette nature.
Les documents «fuités» par Wikileaks n'apprennent rien de ce que tous
ceux qui suivent cette guerre savent déjà. Les
troupes occidentales se livrent
régulièrement à des massacres et les «bavures», comme les dommages «collatéraux», sont le quotidien de la guerre dans les montagnes afghanes. Rien de neuf sous
le soleil meurtrier des conflits asymétriques. Faute d'ennemi aussi équipé qu'elles-mêmes,
les armées civilisées tuent des pauvres gens.
Devant l'évidence des crimes, les dirigeants
de la Civilisation esquivent
et comptent sur le temps
qui passe pour gommer des mémoires les carnages dont ils sont comptables.
On se souvient que durant la guerre du Viêt-Nam, épisode particulièrement horrible
de l'histoire de l'humanité,
seul un officier subalterne américain avait été condamné
pour un seul massacre, celui
de My-Lai. Les crimes commis à Falloujah par le corps «d'élite»
des marines restent impunis,
alors que le monde sait l'étendue de l'horreur en Irak.
Que signifie alors la fuite de milliers de documents
secrets sur la conduite de
la guerre en Afghanistan ? Les enfants,
les femmes et les vieillards afghans sont d'une telle
altérité qu'il est difficile, n'est-ce pas, d'éprouver la moindre compassion pour leur sort.
N'importe quel accident de la route dans le
monde développé suscite davantage d'émotion. A cette aune, les morts afghans ne sont que des chiffres.
Mais bien plus que la mort de milliers d'anonymes sans réelle valeur humaine,
les médias éminemment respectables de la Civilisation
nous apprennent que les pièces «secrètes» jetées en pâture à l'opinion révèlent surtout l'implication du Pakistan
et de l'Iran dans le conflit afghan et mettent à jour
la collusion de ces pays avec la subversion antioccidentale. C'est probablement à ce niveau que la publication de ces «documents», qui couvrent la période 2004-2009, prend sans doute son sens opérationnel.
La gestion médiatique s'articule en effet autour de deux points : la «mise en danger» des troupes occidentales
et le rôle des deux voisins de l'Afghanistan. La démarche est cousue
de fil blanc et la grossièreté du procédé donne parfaitement la mesure du mépris dans lequel l'opinion
est tenue.