L’irréaliste scénario de la bombe à retardement

 

12.12.2014

 

Par Jean-Baptiste Jeangène Vilmer (Maître de conférences en relations internationales à Sciences Po Paris)

 

Réagissant au rapport américain sur les méthodes d’interrogation utilisées par la CIA dans sa lutte contre le terrorisme, Marine Le Pen « ne condamne pas » l’usage de la torture. « Il peut y avoir des cas, permettez-moi de vous dire, quand une bombe – tic-tac tic-tac tic-tacdoit exploser dans une heure ou deux et accessoirement peut faire 200 ou 300 victimes civiles, il est utile de faire parler la personne. » (BFM-TV - RMC, mercredi 10 décembre).

 

Comprenant que cette sortie spontanée pouvait nuire à l’apparence de normalisation du Front national, elle a immédiatement démenti avoir défendu la torture. Chacun jugera de la clarté de sa déclaration, qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler la position de son père se justifiant d’avoir torturé en 1957 à Alger : « Nous avons torturé parce qu’il fallait le faire. Quand on vous amène quelqu’un qui vient de poser 20 bombes qui peuvent exploser d’un moment à l’autre et qu’il ne veut pas parler, il faut employer des moyens exceptionnels pour l’y contraindre. » (Combat, 9 novembre 1962.)

 

Cet argument familial est un scénario connu, dit « de la bombe à retardement ». Avant d’être popularisé par la série « 24 Heures chrono », il figurait déjà dans Les Centurions, de Jean Lartéguy (Presses de la Cité, 1960), un roman français sur la guerre d’Algérie qui a tellement inspiré l’armée américaine que le général Petraeus a personnellement encouragé sa réédition en janvier 2011. Dans l’une des scènes de son adaptation au cinéma (Lost Command, 1966), le lieutenant-colonel Raspeguy détient le chef des rebelles qui sait se trouvent quinze bombes programmées pour exploser dans Alger dans les prochaines vingt-quatre heures. A l’écran, une horloge décompte le temps. Que ce soit dans l’Algérie française ou l’Amérique de Bush, le but de cette fiction est toujours le même : établir non seulement que la torture serait « acceptable », mais aussi qu’elle serait moralement« requise ».

 

Débat éthique

Cette expérience de pensée est stimulante et permet aux philosophes de se distinguer dans le débat éthique sur l’usage de la torture : les déontologistes, pour qui une action est morale si elle est conforme à une règle universalisable, s’y opposent absolument et les conséquentialistes, pour qui une action est morale si elle produit de bonnes conséquences pour les personnes concernées, peuvent se laisser convaincre s’ils pensent que sacrifier une personne permettra effectivement d’en sauver des milliers. C’est un débat complexe qui donne lieu à une abondante littérature.

 

Le problème est que la situation hypothétique sur laquelle il repose, le scénario de la bombe à retardement, est à la fois biaisée dans le sens conséquentialiste (par le coût extrême du refus de torturer, si la bombe est nucléaire par exemple) et surtout irréaliste. Les professionnels de l’antiterrorisme et du renseignement, les interrogateurs du FBI, de la CIA et même les scénaristes de « 24 Heures chrono » ont reconnu dans les années 2000 que c’est « une situation qui n’arrive jamais ». Le 9 décembre à Washington, la sénatrice Dianne Feinstein, présidente du comité du renseignement du Sénat américain, a confirmé en présentant le rapport que « le comité n’a jamais trouvé un seul exemple de ce scénario hypothétique ».

 

Dans la réalité, la menace est imprécise : on ne sait pas qu’une bombe « doit exploser dans une heure ou deux ». Les Américains savaient qu’une attaque d’Al-Qaida était probable, comme en témoigne un mémo de la CIA du 6 août 2001, mais ils ignoraient et quand exactement.

 

Argument fallacieux

N’ayant pas qu’« une heure ou deux », les interrogateurs peuvent utiliser d’autres méthodes, qui sont d’ailleurs plus efficaces. Si Marine Le Pen avait lu ne serait-ce que la première des vingt conclusions du rapport, elle aurait su que la torture utilisée par la CIA n’était « pas un moyen efficace d’obtenir des informations ou la coopération des détenus ». Elle n’a pas non plus contribué à trouver Ben Laden.

 

Pour conforter son image de réaliste au parler franc, elle caricature les opposants à la torture comme des idéalistes naïfs, qui vont « sur un plateau de télévision pour dire :hou la la ! C’est mal” », des déontologistes ayant des principes inapplicables au monde réel. Il faut lui rappeler, à elle et à ceux sensibles à cet argument fallacieux, qu’il y a une raison réaliste et conséquentialiste de s’opposer à la torture : elle est contre-productive.

 

Non seulement elle n’est pas fiable – « La torture est le plus sûr moyen d’absoudre les scélérats robustes et de condamner les innocents débiles », disait déjà Beccaria en 1764 –, mais elle nuit considérablement à l’image du pays qui l’utilise. Lorsqu’elle est connuecomme à Abou Ghraib et Guantanamo –, elle a l’effet pervers d’encourager les actes terroristes, en entretenant la haine de l’Amérique. Elle nuit également aux relations avec les alliés, qui peuvent être plus réticents à partager des informations et des détenus. Au final, cette politique rend l’Etat moins efficace pour lutter contre le terrorisme.