Après Prism, à l'Europe de créer un Web 3.0 responsable
22.10.2013
à 20h19
Par
Eric Sadin*
A
ce jour, les Etats-Unis représentent la puissance majeure de l'économie
numérique. Après les innovations et productions développées par IBM au cours des années 1960, plus tard relayées par Microsoft et Apple, c'est
au croisement du nouveau millénaire
qu'auront émergé les futurs "géants de l'Internet", Google, Amazon, Facebook, Twitter, et tant d'autres sociétés
fondées sur de nouveaux modèles industriels : la recherche de l'information par mots-clés, la vente en ligne ou la mise
en place de réseaux sociaux
structurées pour le Web. Activités
distinctes qui toutes
convergent en un point nodal stratégique : celui de la récolte et du stockage de données à caractère personnel, appelées à être traitées et exploitées en vue de multiples
applications commerciales.
C'est une connaissance sans cesse approfondie des comportements qui
n'a cessé de se développer depuis une quinzaine d'années,
avec une augmentation continue de la puissance de traitement des processeurs et de celle de stockage, associée à la croissante
sophistication algorithmique. Ce
qu'aura occasionné l'économie de l'Internet, et le principe majoritaire associé de gratuité à l'origine de son essor planétaire, c'est une gigantesque mémorisation électronique sur des disques durs et des fermes de serveurs, des gestes quotidiens d'individus connectés sans cesse plus nombreux.
Le
hasard de l'histoire aura voulu que les attentats
du 11-Septembre aient été commis durant la période de formation encore hasardeuse
de ces développements technologico-industriels décisifs.
Agression radicalement asymétrique menée contre la première puissance de la planète
par une "nébuleuse fuyante" qui aura concouru à
ce que l'activité
de renseignement se situe
aux avant-postes de la politique
de défense et de sécurité intérieure, fondée sur la connaissance approfondie du plus grand nombre
de personnes, en vue de saisir à l'intérieur d'un plan
global et indifférencié tout éventuel
projet destructeur.
ALLIANCE
ENTRE ARMÉE ET ENTREPRISES
On
connaît la collusion militaro-industrielle
propre à l'esprit américain et qui suppose qu'au
nom de la sécurité du pays une
alliance entre armée et entreprises
doive se nouer en vue de favoriser l'émergence de puissants dispositifs techniques. Le Patriot Act, voté
par le Congrès en octobre
2001, aura imposé une
nouvelle forme plus ou moins consentie et discrète de partenariat, qui aura
permis l'interception de données récoltées par de grandes compagnies privées, générées par la totalité de leurs usagers depuis les cinq continents.
Le
traçage des communications, des navigations Internet,
des achats en ligne, aura constitué la source majoritaire
du renseignement américain,
et plus largement celui de
la plupart des grandes puissances mondiales. Mouvement indéfiniment intensifié, corrélé à la courbe sans cesse croissante de ventes des téléphones portables, smartphones,
ordinateurs, tablettes, autant de protocoles interconnectés favorisant la génération exponentielle de données, suivant des volumes abyssaux que le terme de Big Data nomme désormais.
Ce qu'exposent
les révélations successives
de l'affaire "Prism", c'est
moins le fait que l'Agence nationale de sécurité (NSA) américaine intercepte des données de toutes parts (cela, nous le savions au moins depuis la mise au jour du réseau Echelon à la fin des années
1980) que l'ampleur abyssale des collectes opérées d'après des mesures et des modalités qui non seulement défient souvent le droit, mais dépassent notre entendement en quelque sorte.
ÉVEIL D'UNE
CONSCIENCE GLOBALE
Si
une conscience disparate à l'égard
de ces pratiques se manifestait jusque-là sous diverses formes
par des citoyens et des associations, sans rencontrer un écho à la hauteur
des enjeux, on peut aujourd'hui tenir les informations révélées par Edward
Snowden et relayées par Glenn Greenwald comme marquant un tournant historique décisif : celui de l'éveil d'une conscience globale décidée à se confronter activement à l'impérieuse nécessité d'encadrer les pratiques de récolte, de
conservation et d'usage des données
personnelles.
Le
premier signe manifeste renvoie à la volonté exprimée par le Brésil – sous l'initiative de sa présidente Dilma
Rousseff (à la suite de ces
révélations) –, en association avec des pays émergents et les autres membres des BRICS, de modifier
les règles de gouvernance
de l'Internet situées sous une nette
emprise américaine. Projet
qui devrait faire l'objet d'ardentes luttes géopolitiques dans les mois à venir.
Or,
il n'est pas dit qu'un Internet qui impliquerait la Chine, la Russie ou d'autres pays aux régimes plus
ou moins liberticides à l'intérieur d'une instance de régulation d'apparence multipolaire gagnerait en transparence ; on peut
parier sans risque sur un effet probablement
contraire à terme. A cet égard, l'asile d'Edward Snowden en Russie participe, on le voit bien, d'une entreprise
visant à signifier ouvertement
de nouveaux rapports de force dans la géopolitique complexe de l'Internet et des données, plutôt que d'un souci d'encadrer justement les pratiques des agences de renseignement.
L'EUROPE DOIT MARQUER DES LIMITES
A
mon sens, il revient à l'Union
européenne de jouer dès maintenant un rôle déterminant dans la gouvernance de l'Internet et des enjeux induits relatifs aux données personnelles. Si le projet défini en 2000 à Lisbonne de faire de l'Europe la
"première puissance économique de la connaissance" a échoué pour
de multiples raisons, il revient
peut-être à notre vieille Europe d'édifier désormais les bases futures d'un "Web 3.0", celui capable d'offrir un "environnement numérique responsable et partagé", fondé sur la capacité
permise à chacun de gérer les informations susceptibles d'être récoltées via
ses usages.
Il
revient encore à L'Europe
de marquer des limites, non
pas en réaction désabusée à
l'égard d'une partie de son retard technologique,
mais au nom de sa "maturité démocratique". Bornes qui exigeraient des
clauses de consentement soumises
aux utilisateurs se limitant
à un nombre réduit de chapitres et de signes, de façon à ce que
l'accord s'opère en toute connaissance de cause. Règlements qui favoriseraient en outre la généralisation de la pratique de l'opt-in au détriment de l'opt-out, soit ne plus subir des options imposées par défaut, mais plutôt de les cocher de façon volontaire, particulièrement celles relatives à la revente des
données à des tiers.
Enfin, il revient à l'Europe de s'engager dans la mise en place de politiques publiques destinées à soutenir une "innovation éthique", favorisant l'élaboration de nouveaux modèles
industriels soucieux de ne
pas monétiser sans fin la mémorisation
de nos comportements.
L'open data, soit la
mise à disposition de données
publiques appelées à être exploitées en vue d'une infinité
de services, doit pouvoir représenter le laboratoire actif d'une économie
européenne du numérique triplement fondée sur un strict respect du droit, sur l'implication responsable de la puissance publique
et sur la libre entreprise soucieuse de l'intégrité inviolable des personnes.
Outre que cette perspective dégage de
nouveaux horizons économiques, elle
est de surcroît susceptible
d'être reprise sur d'autres
territoires, contribuant à
fonder une autre "écologie globale", autant consciente des effets néfastes ou de "réchauffements" induits par trop d'excès que des vertus potentiellement fructueuses qui se dessinent par
le fait d'un écosystème revitalisé
par une éthique partagée.
Le
dernier essai d'Eric Sadin: L'Humanité augmentée, L'administration numérique du monde, d'Eric Sadin, paru en mai 2013 aux éditions L'échappée (160 pages, 12 euros),
a remporté, le 10 octobre,
le Prix de l'essai influent de l'année
sur le digital, aux Hub Awards 2013.