Encourageons la philanthropie
européenne
08.03.2013
Les écarts de rémunération entre les super-riches et le commun des mortels soulèvent une colère universelle : chez les "indignés" espagnols, les citoyens helvétiques, qui ont décidé, le 3 mars, par référendum, de plafonner les "rémunérations excessives", les manifestants anti-Wall Street à New York et dans la gauche française, traditionnellement anticapitaliste.
S'il y a toujours eu des riches, l'apparition d'une véritable classe sociale de super-riches est sans précédent historique. Contrairement au passé, ces super-riches ne sont généralement ni des aristocrates, ni des héritiers, mais les créateurs de leur propre fortune : soit ils ont fondé une nouvelle entreprise de dimension mondiale (Microsoft, Google, Zara viennent à l'esprit), soit ils gèrent des patrimoines financiers qui sont aussi à la dimension du monde. La mondialisation est le véritable fondement de la super-richesse.
Celle-ci se trouve naturellement concentrée en des lieux singuliers où la richesse se crée : Silicon Valley pour l'informatique, la pharmacie en Suisse, Paris, où la mode se décide, Hongkong, où s'enfuient les capitaux chinois, Genève, Londres, New York, où l'argent s'investit, et là où des ressources naturelles concentrées en quelques mains abondent le marché mondial, Russie, Arabie saoudite.
Les Terriens se retrouvent ainsi partagés en deux catégories économiques que Karl Marx ne pouvait imaginer, non pas les prolétaires et les capitalistes, mais ceux qui travaillant pour le marché local, perçoivent une rémunération locale, et ceux qui, opérant sur le marché mondial, empochent des salaires et profits aux dimensions de la planète.
En consultant la liste tout juste publiée par le magazine Forbes, aux Etats-Unis, des 500 personnes les plus riches au monde, on peut vérifier la coïncidence entre la super-richesse et le marché mondial : le pétrole, le gaz, l'informatique, la téléphonie, la mode, les cosmétiques, la gestion de fortunes sont mondialisés et à la base d'à peu près toutes les fortunes hors du commun.
UNE RÉACTION VISCÉRALE
Il y a un siècle, les titans capitalistes s'enrichirent par la création de chemins de fer (Vanderbilt), d'usines sidérurgiques (Carnegie) et de raffineries (Rockefeller) : toutes ces activités sont devenues locales, tandis que la mode (Zara) et les cosmétiques (L'Oréal) sont devenus mondiaux.
Les réactions populaires contre cette super-richesse ne relèvent pas de l'analyse mais d'une réaction viscérale, parfaitement compréhensible dans des sociétés démocratiques. Mais les impôts confiscatoires de type français et les interdictions sur le mode populiste helvétique ne suffiront pas à restaurer un équilibre entre les deux sources de la richesse, locale ou mondiale, puisque la mondialisation permet aussi de déplacer les hommes et les profits avec une agilité supérieure à celle des Etats.
Si cette super-richesse contemporaine s'explique, elle n'en devient pas légitime pour autant : les super-riches ont le privilège d'être situés au bon endroit et au bon moment. Mieux vaut être prince du Qatar que paysan congolais, mieux vaut être employé dans une banque suisse que néo-zélandaise. Mais ces hasards justifient-ils les écarts de revenus ?
Il est d'un point de vue strictement économique impossible de démontrer que le patron d'un fonds d'investissement, milliardaire, produit une valeur ajoutée qui justifierait ses gains personnels. Il est tout aussi impossible de démontrer qu'un président de banque, de laboratoire pharmaceutique ou de téléphonie mobile est irremplaçable au point de gagner un salaire mille fois supérieur à la moyenne de ses collaborateurs.
Nul n'est à ce point irremplaçable. Il reste donc aux super-riches à se faire pardonner ce qui relève de la chance au moins autant que de leur talent singulier. Il existe une voie pour cela, celle de la philanthropie.
La philanthropie n'est véritablement développée qu'aux Etats-Unis, où le secteur "non profitable", ni capitaliste ni socialiste, représente 10 % de l'économie. George Soros, par exemple, a consacré 10 milliards de dollars, soit la moitié de sa fortune depuis vingt ans, pour aider les dissidents en Europe centrale, financer des programmes de réinsertion sociale des drogués à Baltimore, éduquer les Roms persécutés en Hongrie.
Bill et Melinda Gates donnent, chaque année, 4 milliards de dollars pour développer l'agriculture en Afrique et éradiquer la malaria. Tout récemment, le financier John Paulson, à New York, a donné 100 millions de dollars pour l'entretien de Central Park et Stephen Schwarzman, investisseur à Wall Street, 100 millions pour rénover la Bibliothèque centrale de New York.
FINANCÉES PAR DES DONS PRIVÉS
A peu près toutes les institutions culturelles et les grandes universités américaines sont financées par des dons privés, tandis qu'en Europe elles sont publiques et faméliques.
Précisons que la philanthropie ne doit pas être confondue avec la charité. Comme l'avait écrit, en 1740, Benjamin Franklin, considéré comme le fondateur de la philanthropie moderne, le but de la philanthropie est de changer la société de manière à faire disparaître le besoin même de charité : pour cette raison, la philanthropie dite systémique privilégie l'éducation, la recherche scientifique, la santé publique.
Ces gestes philanthropiques ne suffisent pas à rendre les super-riches américains admirables, mais ils en deviennent supportables. Cette tradition de la philanthropie, pour mémoire, est un héritage plus calviniste que catholique : selon un prédicateur genevois, la fortune ne fait que transiter par les riches, qui sont supposés la redistribuer.
Cette doctrine avait conduit, il y a un siècle, Andrew Carnegie à déclarer qu'il était "indécent de mourir riche".
Il me semble qu'en Europe aussi les super-riches devraient découvrir la philanthropie : il ne manque pas de pans entiers de la société en déshérence qui pourraient bénéficier du don. Le don, encore une fois, n'est pas la charité, mais le prix à payer pour rester membre de la communauté des hommes.
Le don procure de la dignité à celui qui donne autant qu'à celui qui reçoit. La philanthropie n'est pas la solution aux inégalités de statut nées de la mondialisation, mais ce serait le début d'une prise de conscience.