La femme du condamné

 

23.03.10

 

Houston (Texas) Envoyé spécial, Nicolas Bourcier

 

lle voudrait qu'on ne parle que de lui. Qu'on en oublie leur mariage, la relation intime de ce couple impossible, entre une documentariste française et un prisonnier texan croupissant dans les couloirs de la mort depuis quinze ans et qui n'en a plus que pour quelques heures. Elle voudrait qu'il ne reste que lui, Hank Skinner, matricule 99143, reconnu coupable d'un triple meurtre survenu en 1993 et qu'il dit n'avoir pas commis. Lui, cet ouvrier du bâtiment de 47 ans qu'elle n'a pu voir que derrière le Plexiglas d'un parloir, devenu un des personnages emblématiques du dysfonctionnement d'un système et aujourd'hui, plus que jamais, suspendu à un hypothétique sursis de dernière minute de la Cour suprême ou du gouverneur de l'Etat.

 

Assise dans un restaurant au bord d'une autoroute texane, Sandrine Ageorges est une femme de 49 ans, au visage hâve et à la puissance d'expression impressionnante. L'exécution de son mari a été fixée au mercredi 24 mars, en fin de journée. Elle n'en dort plus. Une première date avait été fixée pour le 24 février mais une cour d'appel a ordonné in extremis un report technique.

 

encore, elle était venue de France, ici même, la peur au ventre, installée une énième fois chez une amie à Houston, dans ce qu'elle appelle sa deuxième maison. A l'annonce du report, elle s'était dit être "plus qu'heureuse" mais n'a pu s'empêcher de penser que cette nouvelle agonie imposée à son homme était peut-être pire que la mort elle-même.

 

Elle sait de quoi elle parle. Sandrine Ageorges est une militante pour l'abolition de la peine de mort depuis plus de trente ans. Elle ne compte plus les cas qu'elle a suivis et défendus, les condamnés avec lesquels elle a entretenu une correspondance écrite ou téléphonique. Un engagement en forme d'obsession qui l'a saisie dès l'adolescence, en 1976 précisément, lorsqu'elle découvre à la télévision le portrait de Christian Ranucci, condamné à mort et guillotiné en France sous le septennat de Valéry Giscard d'Estaing. "Je n'ai pas décoléré depuis", lance-t-elle.

 

Après un passage à Amnesty International, à Londres, et la naissance d'une fille, elle devient directrice de production dans l'audiovisuel. En 1995, un ami l'encourage à lire un article dans Télérama consacré à l'association Lamp of Hope (la lampe de l'espoir), regroupant des condamnés à mort du Texas. Elle les contacte, décide de traduire la lettre trimestrielle qu'ils rédigent avec des militants locaux.

 

Sandrine Ageorges amorce une relation épistolaire avec trois détenus : Gene Hathorn, dont la sentence vient d'être commuée en peine de prison à perpétuité, après trente-trois ans passés dans les couloirs de la mort ; Robert Fratta, condamné à mort pour la deuxième fois au terme d'un second procès ouvert en 2009 ; et Hank Skinner.

 

A la lecture de sa première lettre, Sandrine Ageorges est bouleversée. "Je ne suis pas tombée amoureuse. Je préfère dire qu'on s'est tout de suite trouvés." Il lui écrit des lettres longues, avec une fréquence soutenue. Elle suit le rythme. Pendant cinq ans, ils apprennent à se connaître. Elle, figure de proue du mouvement abolitionniste en France, lui, ce "bohémien au caractère rebelle".

 

Sur le plan juridique l'affaire Skinner présente d'emblée tous les éléments d'un mauvais thriller : un procès bâclé, une procédure entachée d'irrégularités, un avocat commis d'office, incompétent et corrompu. Hank Skinner a le profil du coupable idéal. Fort en gueule. Alcoolique. Et l'homme a déjà eu affaire à la justice pour de menus larcins lorsqu'au cours de cette nuit du 31 décembre 1993, la police retrouve, dans sa maison, le corps de sa compagne, la tête fracassée par des coups de manche de hache, et deux des enfants de celle-ci, tués à coup de couteau.

 

Il dit avoir passé la nuit chez lui, mais ne se souvient de rien. Ses habits sont tachés de sang. Il a une coupure à la main. Et une voisine l'accuse de l'avoir menacée, pour l'empêcher d'appeler le shérif.

 

Devant le tribunal, Hank Skinner a beau clamer son innocence, il est condamné à mort, en 1995, après deux heures de délibération. Depuis, d'autres avocats ont repris le dossier, des associations ont mené des contre-enquêtes. Une analyse toxicologique, réalisée par un expert du FBI, montre que Hank Skinner avait ingurgité, ce soir-là, suffisamment de vodka et de codéine pour avoir été incapable de tenir debout sans aide.

 

En 1997, la voisine retire son témoignage en affirmant avoir subi des pressions de la police pour incriminer Hank Skinner. Autres faits troublants, plusieurs éléments retrouvés sur les lieux des crimes n'ont jamais été analysés pour détecter d'éventuelles traces d'ADN qui pourraient l'innocenter. Pis, l'oncle de sa compagne, mort depuis, connu pour avoir un passé violent et qui avait harcelé sexuellement sa nièce durant ce réveillon, n'a jamais été interrogé.

 

Le temps presse. A ce jour, Sandrine Ageorges comptabilise huit requêtes en appel, toutes rejetées. Des années de procédures qui n'ont fait que rapprocher mécaniquement Hank, arrêt après arrêt, de son exécution. "Une torture insoutenable", lâche-t-elle.

 

Un jour, ils évoquent l'idée d'un mariage. "Si tu as besoin de ça, lui dit-elle, on le fera." Il lui envoie sa demande, en juin 2008. La lettre à peine partie, le directeur de la prison interdit Sandrine Ageorges de visite. Le mariage aura lieu par procuration, à Houston, quatre mois plus tard, en présence d'un membre du consulat de France.

 

Elle n'en parlera pas. Ni les avocats de Hank ni les associations avec lesquelles elle milite ne seront prévenus. Surtout, elle affirme ne vouloir rien à avoir à faire avec ces femmes que l'on nomme les "killer groupies", ces groupies de tueurs, mariées à des hommes incarcérés.

 

Pour l'heure, elle dit encore tenir le coup et veut croire à une ultime intervention de la Cour suprême pour qu'elle ordonne enfin les expertises génétiques. Mercredi, elle n'assistera pas à l'exécution, si elle a lieu. Hank ne l'a pas mis sur la liste - "pour me protéger", souffle-t-elle. Elle attendra dehors, devant les hauts murs de la prison centrale de Huntsville, celle l'on tue les condamnés à mort du Texas.

 

L'après ? Elle y pense. Elle sait qu'elle appellera une avocate de New York pour récupérer les pièces à conviction et réaliser ces fameux tests ADN. Même mort, elle continuera à se battre pour lui, pour la vérité, les principes de justice humaine. Et déranger encore.