Freddie et Fannie, mortelle randonnée
Pierre-Antoine Delhommais
14.09.08
Les crises financières ont un grand mérite : elles permettent aux Français d'améliorer leur anglais. A chacune d'entre elles, ils apprennent un nouveau mot :
program trading, lors du krach
de 1987, hedge fund, avec la faillite du Long Term
Capital Management en 1998, rogue trader, avec Jérôme
Kerviel.
Depuis un an, ils se sont familiarisés avec les subprimes, mentionnés six fois seulement dans la presse francophone en
2006, 8 400 fois au deuxième
semestre 2007. Enfin, au cours des dernières semaines, ils ont
fait connaissance avec Freddie Mac et Fannie Mae, qui
sonnent de façon si joyeuse, presque
comme des noms de héros de bande dessinée, mais qui se retrouvent aujourd'hui au coeur d'un des plus grands sauvetages financiers de l'histoire.
Dimanche 7 septembre, le Trésor américain a annoncé le renflouement
de Federal National Mortgage Association (Fannie) et Federal Home Loan Mortgage
Corporation (Freddie), les deux piliers
du financement du marché immobilier américain. Comme on est aux Etats-Unis, on n'a pas parlé de nationalisation, mais c'est bien
de cela qu'il s'agit.
Beaucoup, en Europe, ont applaudi à ce retour en force de l'Etat, sauveur d'un système financier devenu fou, incapable de s'autoréguler, avec ses banquiers irresponsables, aveugles ou inconscients,
en tous les cas avides. La mise sous tutelle de Freddie et Fannie
a été perçue comme une sorte
de grand soir financier, mettant
fin à trois décennies de dérégulation et de libéralisation
à tout-va.
Cette vision radicale et très rassurante n'a qu'un défaut,
mais il est
de taille. Elle oublie que l'orbite dans
laquelle gravitaient Fannie
Mae et Freddie Mac était précisément
celle de l'Etat et que les deux établissements
étaient plus régis par des intérêts politiciens que par la loi du profit.
Mais on comprend mieux la dérive fatale de Fannie
et Freddie en connaissant leur
vie. Fannie, l'aînée, était
à sa naissance entièrement publique, une enfant du New Deal,
créée en 1938 par Roosevelt pour aider le pays à sortir de la Grande Dépression, à
doper le secteur de la construction en aidant les Américains à devenir propriétaires. Grâce à son label "Etat américain", Fannie pouvait
se financer à des taux beaucoup plus bas que des banques privées, rendant du même coup moins coûteux le crédit hypothécaire pour les citoyens.
A trente
ans, Fannie changea de statut, le président Johnson jugeant que ses
emprunts faisaient une concurrence déloyale à ceux du Trésor, lui-même très sollicité
pour financer la guerre du Vietnam. Fannie fut privatisée, enfin - et c'est là tout le problème -, privatisée de façon très particulière.
Elle fut dotée, comme Freddie deux ans plus tard, du statut abracadabrantesque de government
sponsored enterprise, autrement dit,
d'entreprise privée d'Etat. Détenue par des actionnaires privés, certes, mais bénéficiant d'une ligne de crédit garantie par le Trésor - pour rassurer les investissseurs -, dispensée
de pas mal d'obligations comptables
et prudentielles. Et avec toujours
pour mission, imposée par Washington, d'assurer le refinancement des prêts immobiliers, notamment aux ménages les plus modestes.
En un mot, d'aider tout Américain
à réaliser son rêve le plus
cher, celui de posséder sa propre
maison.
Fannie et Freddie s'y sont employés
avec zèle et succès, le montant de leurs portefeuilles de prêts s'envolant, passant de 740 milliards de dollars en 1990 à 5
400 milliards de dollars, le tiers du PIB américain. Avec beaucoup d'inventivité,
aussi, les deux établissements se révélant des pionniers en matière de titrisation, cette technique qui consiste à transformer des prêts bancaires en obligations et qui a largement
contribué à diffuser la crise
des subprimes à tout le système
financier mondial.
Cette créativité a également favorisé une grande opacité
- Fannie Mae fut condamnée
à plusieurs reprises pour des manipulations comptables -, sans que la classe politique américaine s'en émeuve. Comment la Maison Blanche
et le Congrès auraient-ils pu s'offusquer de pratiques certes très douteuses mais qui leur profitaient indirectement ? Comment dénoncer
un système ayant permis en dix ans
à neuf millions d'Américains
de devenir propriétaires, c'est-à-dire ayant fabriqué neuf millions d'électeurs reconnaissants ?
Comment s'attaquer à une mécanique semblant capable d'alimenter indéfiniment la hausse du marché immobilier, donc de stimuler la consommation des
ménages et la croissance ?
Si l'on
ajoute à cela le fait que les patrons de Freddie et Fannie gagnaient
70 millions de dollars par an et surtout que les deux établissements
étaient le plus gros
financier des partis républicain
et démocrate, on aura tout dit
et tout compris. Personne,
à Washington, n'avait intérêt
à remettre en cause cet assemblage
de bric politique et de broc financier, qui faisait le bonheur de tous. Jusqu'à ce que
la bulle de l'immobilier finisse par éclater. Jusqu'à ce que
le marché finisse par prendre sa revanche
sur l'Etat, obligé de payer au prix fort (peut-être
plusieurs centaines de
milliards de dollars) son incompétence.
Courriel : delhommais@lemonde.fr