Derrière l'offensive dans le Caucase, c'est l'Amérique que vise la Russie
par Thorniké
Gordadzé
21.08.08
Nous ne ferons
pas les singes, nous ne les imiterons pas, nous avons notre propre
recette maison !", déclarait Vladimir Poutine au cours d'une conférence
de presse en février peu après la reconnaissance de l'indépendance
du Kosovo par les Occidentaux. Cette
déclaration énigmatique n'a cessé de hanter
les décideurs et analystes européens, pressentant que la réplique allait venir dans
le Caucase. Dans
la recherche de coupables,
la Géorgie avait tous les traits du pécheur idéal. Depuis longtemps,
elle accumulait les mauvais points : farouchement pro-occidentale, opiniâtrement désireuse d'intégration euro-atlantique, elle avait en plus ouvert son territoire au corridor énergétique,
privant Gazprom et son émanation politique - le Kremlin
- du monopole sur l'approvisionnement
de l'Europe. Il y avait d'autres candidats - les pays Baltes et l'Ukraine, mais les premiers étaient déjà abrités par le parapluie de l'OTAN,
et les seconds trop gros
pour être avalés et digérés impunément à ce stade.
La guerre actuelle
n'est pas une guerre entre
les Géorgiens et leur minorité ossète, ni même entre la Russie et la Géorgie pour le contrôle de l'Ossétie du Sud. Entre le chiffre de 2 000 victimes civiles en Ossétie brandi par les autorités russes et une cinquantaine dénombrées par les enquêteurs de
Human Rights Watch, cherchez le bilan le plus crédible. L'Ossétie du Sud, dirigée depuis
des années par les officiers
russes, était devenue une redoute
russe plantée en plein coeur de la Géorgie indépendante. Economiquement insignifiante, démographiquement exsangue, l'Ossétie est devenue
la zone la plus militarisée de tout l'espace soviétique : 2 500 hommes en armes pour 35 000
habitants.
En plus de l'argent, des armes et du
personnel politique, la Russie
a, en un temps record, accordé la citoyenneté
russe aux habitants des régions
sécessionnistes géorgiennes,
et d'un coup de baguette magique, les Ossètes et les Abkhazes sont devenus citoyens
russes. Le ministre suédois des affaires étrangères,
Carl Bildt, comparait cet expansionnisme rampant à la politique de l'Allemagne nazie envers les populations germanophones de la Tchécoslovaquie
et de la Pologne et à celle
de Slobodan Milosevic avec les minorités serbes de la Bosnie et de la Croatie. La guerre a été déclarée à ce moment précis, et
non le 7 août.
L'Europe et l'Ouest dans son ensemble l'ont laissé faire. Aujourd'hui, les mêmes Occidentaux critiquent Mikheïl Saakachvili pour
le premier coup de feu irréfléchi.
Une analyse plus à froid permettra de démêler le brouillard qui entoure le début des opérations. Etait-ce un piège tendu par les Russes qui avaient laissé entendre que les sécessionnistes commençaient à les agacer, une erreur militaire
ou juste la dernière goutte qui a fait déborder le vase lorsque des milliers de "volontaires"
et cosaques se sont mis à traverser la frontière géorgienne ?
Une enquête sérieuse
et impartiale le dira. Ce qui apparaît désormais clairement, c'est que la Russie
était prête à la guerre. La
raison de l'offensive contre
la Géorgie visait non seulement à humilier cette dernière et son "trop arrogant" président, mais aussi et surtout
l'Ouest, et en particulier
les Etats-Unis. Frapper là où ça
fait mal en limitant les risques
: tel était le but des stratèges russes.
La Russie
mourait d'envie d'être ce qu'elle déteste
le plus - une nouvelle Amérique.
Une Amérique qui s'en va en guerre en Irak sans l'aval de l'ONU. Une Amérique
qui punit la Serbie, parraine la naissance d'un nouvel
Etat - le Kosovo. "L'Europe
est une périphérie",
affirmait un député russe, la Russie commençait à s'imaginer en superpuissance montante face à l'Amérique déclinante. Les médias russes, entièrement contrôlés par le
Kremlin, abreuvaient leurs concitoyens de propagande sur la nouvelle grandeur russe.
Le député
russe Sergueï Markov, politologue organique du Kremlin,
a dit que le signal du
début des opérations militaires
avait été donné par Dick Cheney en personne
et que la Russie était en guerre contre l'Amérique, seule rivale digne de la nouvelle
puissance russe. Néanmoins,
aussi unilatérale que soit leur
politique, les Etats-Unis conservent aujourd'hui plus d'alliés que la Russie. En Irak, les Américains sont parvenus à rassembler une coalition composée d'une trentaine d'Etats, tandis que Moscou
a même du mal à obtenir le soutien de ses partenaires de la Communauté des Etats indépendants.
Le président
biélorusse, au ban de la communauté
internationale, est stoïquement resté silencieux dix jours, pour finalement approuver du bout des lèvres,
après sa convocation au sérail
de Sotchi, tandis que le Syrien Bachar
Al-Assad s'est vu promettre
la vente de missiles Iskander
pour prix de sa dénonciation
de la politique américaine contre la Russie. Cette dernière n'a pas encore l'étoffe de l'Amérique, et elle ne l'aura pas tant que son armée régulière
pille les bases militaires géorgiennes en volant les vêtements, les radiateurs et les
lavabos. Elle ne l'aura pas tant
que ses dirigeants
politiques et ses diplomates changent d'avis plusieurs fois par jour malgré leurs signatures qui s'étalent sur les cessez-le feu.
L'isolement international de la Russie
ne pourra que croître car, malgré le ton plus modéré de la Vieille Europe à son
égard, cette dernière révisera doucement mais sûrement sa politique
envers Moscou. La crédibilité de la Russie en tant que puissance vectrice de paix est entamée. Malgré
les parallèles évoqués par
Vladimir Poutine entre Saddam Hussein et Mikheïl Saakachvili, ce dernier ne tombera pas rapidement devant un tribunal pénal international et les accusations de génocide lancées par les Russes ne tiendront pas la route,
Tchétchénie oblige. L'intervention
militaire en Géorgie restera toujours un mauvais remake de l'intervention
en Irak, et Gori, bien que patrie
du plus grand dictateur du XXe
siècle, demeurera le Bagdad du pauvre.
Thorniké Gordadzé, responsable de l'Observatoire du Caucase de l'Institut français d'études anatoliennes