L'infidélité, obsession américaine
par Pascal Bruckner
29.04.08
Quand le nouveau gouverneur démocrate de New York, David Patterson, un aveugle, succéda, il y a quelques semaines, à Eliot Spitzer,
ex-incorruptible coupable d'avoir
fréquenté des call-girls, que
fit-il en premier ? Il convoqua les médias et avoua avoir trompé
sa femme plusieurs fois avec des collègues de
bureau.
Son épouse, à son tour, reconnut quelques incartades et jura que
son mari et elle avaient surmonté ces épreuves. Stupeur
du citoyen européen qui a encore en mémoire l'effarante affaire Lewinsky : au
lieu d'afficher son programme
politique, voilà un officiel qui fait repentance de peur
que ses écarts
ne soient un jour révélés en public. Bref, la
première puissance mondiale, qui est
en train de perdre la guerre en Irak
et en Afghanistan, qui a réhabilité la torture et porté à sa
tête deux fois de suite l'un des chefs d'Etat les plus incompétents de cette période, s'enflamme pour de misérables histoires de coucherie !
Que se passe-t-il pour que la presse entière,
des journaux de caniveau jusqu'au très sérieux
New York Times, s'empare de ce sujet privé
et glose dessus à l'infini ? Souvenons-nous des déconvenues de l'ex-gouverneur démocrate Eliot Spitzer : pourfendeur
de la corruption financière, champion de la lutte contre la prostitution, il fréquentait lui-même une ravissante
brunette de 22 ans, Ashley Youmans,
alias Kristen, dont il payait les services entre 1 000
et 5 000 dollars, en puisant, paraît-il,
sur ses fonds
de campagne électorale.
Là encore, rien que de très normal pour un vieil Européen rompu aux aléas de la nature humaine :
tel le capitaine Haddock, présidant ivre mort une réunion contre
l'alcoolisme, les pères la pudeur, aux Etats-Unis, ennemis du vice, du féminisme et de la liberté de moeurs, finissent invariablement entre les bras de prostituées,
les narines bourrées de cocaïne, pris la main dans le sac. Tout moraliste finit par basculer un jour dans l'abîme qu'il
dénonce :
l'Eglise catholique elle-même, qui prône la chasteté et voue les homosexuels aux gémonies, ne couvre-t-elle pas de par le
monde les agissements de milliers
de prêtres pédophiles qui
violent et abusent des enfants
?
Première leçon de
la vieille Europe : se méfier a priori de tout discours vertueux. Eros se venge de ses censeurs
et adresse un formidable pied de nez
au puritanisme ambiant. Que penser encore de ces associations américaines de thérapie familiale, expliquant que "les réactions d'une épouse trahie ressemblent
aux symptômes du stress post-traumatique des victimes d'événements traumatisants",
tels le 11 septembre 2001 ? Que dire de ces séminaires pour époux infidèles que l'on rééduque
à la manière des dissidents
de l'ex-empire soviétique ?
Pour un Européen, confondre un écart amoureux avec une catastrophe collective est une comparaison scandaleuse. On ne saurait que trop engager les Américains à prendre
dans le Vieux Monde des leçons de civilisation : de ce côté-ci
de l'Atlantique, comme en témoignent le cinéma, la littérature, le théâtre, tout le
monde trompe et est trompé, et l'on survit très bien
à l'inconstance de son
conjoint. La vraie fidélité
est autrement
plus exigeante qu'une stricte abstinence physique, et si
l'amour est fort, il surmontera ces
épisodes.
Mieux encore : l'adultère,
chez nous, est presque devenu un objet de vénération, la
protestation de la créature opprimée
contre la convention matrimoniale
- de l'utopiste Charles Fourier, établissant,
au début du XIXe
siècle, une "Hiérarchie
du cocuage" drolatique qui ridiculise tous les "cornus", à Labiche, Feydeau,
Guitry, qui font rire avec
les malheurs des époux bafoués, les infractions au contrat
de mariage constituent autant
d'occasions de réjouissance.
Plus modernes
encore, Sartre et Simone de Beauvoir n'avaient-ils pas distingué
amours contingentes et amours nécessaires
pour s'autoriser des aventures
avec d'autres partenaires qu'ils s'échangeaient à l'occasion ? Sur le plan des moeurs, l'Europe est infiniment
plus sage que le Nouveau Monde et sa
hideuse obsession de la transparence. Même dans un
mariage d'amour, la monogamie
stricte est un idéal inhumain, et mieux vaut composer avec les faiblesses humaines que les contenir à tout prix, au prix de drames inutiles.
Bertrand Russell, en 1929, dans son essai sur Le Mariage et la Morale,
préconisait une solution à la française : une grande
tolérance vis-à-vis des passades
adultères, pour l'homme comme pour la femme, pourvu qu'elles n'interférent en rien dans la vie du couple et ne gênent pas l'éducation des enfants. Bref, la quiétude conjugale s'accommode de petits
arrangements entre conjoints
qui sont la marque
d'une société raffinée.
A y regarder
de plus près, pourtant, l'épisode Spitzer-Kristen délivre
d'autres enseignements. Que sanctionne-t-on
chez l'ex-gouverneur de New York ?
L'hypocrisie d'un homme qui
jurait ses
grands dieux de terrasser le trafic d'êtres humains et fréquentait The
Emperor Club, réseau de prostituées
de luxe dirigé par un proxénète notoire. C'est donc Tartuffe qui tombe, mais c'est
la call-girl qui accède à une notoriété surprenante : la voilà soudain propulsée
au sommet de la gloire, inondée d'offres de films, de
photos de charme, de publicités
pour produits de beauté,
lingerie fine. Deux chansons qu'elle
enregistre et vend sur un site musical lui rapportent 200 000 dollars en quelques
jours.
Est-elle puritaine, la société qui punit le prêcheur et récompense la pécheresse, en fait une star instantanée, qui place le vice chez le représentant
de l'ordre moral et la candeur
chez une "pretty woman" du
New Jersey ? On peut se demander si
l'obsession de l'infidélité
outre-Atlantique ne vient pas du caractère
artificiel du contrat social américain, ce pacte inauguré
en 1787 entre hommes de toutes conditions, races, origines,
religions. Le mariage librement
consenti et assorti du divorce possible est alors le miroir,
le microcosme de ce serment fondateur de la nation.
Si l'on scrute
les transgressions avec une telle
minutie, c'est pour mieux vérifier la norme :
se montrer déloyal dans l'amour conjugal, n'est-ce pas remettre en question
cette alliance originelle
qui soude tous les Américains ? Si la petite patrie qu'est la famille vacille sous les caprices des conjoints, qu'en sera-t-il de la grande, en cas de danger ? Là où
l'Europe, composée de
nations anciennes riches de leurs
traditions, fait preuve d'une
certaine désinvolture, les Etats-Unis manifestent rigidité et intransigeance : quand le plus fondamental de tous les liens, celui du couple, est mis à
mal, c'est l'avenir même du pays qui peut basculer. Création récente, l'Amérique exorcise, à travers les infractions conjugales de ses responsables, sa propre fragilité. L'enjeu n'est que
superficiellement moral : il est d'abord
politique.
Pascal Bruckner. Ecrivain