Reconstruire la nation américaine
par Eric Le Boucher
10.05.08
La campagne
pour l'élection présidentielle
américaine est
décevante. Non pas à cause
des personnalités en piste.
Au contraire, elles sont
riches, impressionnantes, largement
plus profondes, en vérité, que celles qui se sont affrontées en Europe ces derniers temps. Non pas parce que Mme Clinton va devoir se retirer.
On le regrette, mais entre les deux prétendants démocrates, vu de France, il n'était
pas évident de se prononcer.
Décevante parce que
le fond n'y est
pas. Pas encore, dira-t-on :
il reste six mois jusqu'à novembre,
le contenu des programmes peut redevenir important dans la course qui se joue aujourd'hui sur le caractère, l'âge, la couleur ou le sexe.
Mais tel qu'il est
engagé, et puisque les Etats décisifs seront ceux de la vieille ceinture industrielle (de la Pennsylvanie
au Wisconsin), on redoute que
le combat ne continue sur
son actuelle mauvaise pente, celle du
populisme.
Hillary Clinton et Barak Obama sont tombés dans la surenchère protectionniste dès lors qu'il
a fallu emporter le vote
des cols bleus. Haro sur l'accord de libre-échange avec le
Canada et le Mexique : il serait
facteur de délocalisations.
John McCain, longtemps silencieux
en matière économique - ce n'est
pas son terrain d'origine -, a pris
la parole pour proposer de supprimer
cet été les taxes sur l'essence afin
de soulager les ménages. Mme Clinton
a, hélas, renchéri sur cette proposition à 1 000 % démagogique.
La déception est à la mesure
de l'espoir, qui est grand : voir l'Amérique
réinventer un modèle de société unie pour le XXIe siècle. "Les Américains veulent reconstruire la nation, résume
Thomas Friedman, éditorialiste du
New York Times. Nous avons perdu de notre puissance ces dernières décennies, et les valeurs de nos parents, le
travail dur, l'étude, l'épargne, l'investissement, la
vie selon ses moyens, ont été
adoptées par les Asiatiques,
tandis qu'ici, elles cédaient le pas devant les valeurs des subprimes." Les Américains rêvent qu'un terme soit
mis à la longue dérive vers
l'égoïsme, l'injustice sociale, la mauvaise qualité des infrastructures et la restriction des droits civiques, dont l'ère Bush aura été le paroxysme.
Moral au plus bas à cause
des crises immobilière, financière
et des échecs en Irak, l'Amérique est à un tournant.
Il y a trente ans, elle engageait la révolution libérale reaganienne, et elle a bénéficié, depuis, d'une économie brillante, tirant les meilleurs profits de la technologie,
de l'immigration et de la mondialisation.
Mais, aujourd'hui, les
institutions sociales sont mises à mal au point de mettre en péril le rêve américain lui-même :
la possibilité donnée à tous de réussir.
Le salaire médian ne progresse plus, les fruits de
la croissance ne sont plus partagés, la classe moyenne est poussée
au-dehors de l'ascenseur
social.
La rhétorique est là
chez Barack Obama, qui vante un nouvel
idéal, comme chez John
McCain. Les thèmes abordés sont les bons, mais ce sont les contenus concrets des réponses qui font défaut, sauf à
verser dans la démagogie, comme si la solution au post-libéralisme
se trouvait dans un retour aux années 1960.
1. La crise des subprimes éclaire la nécessité de sauver les 4
millions de ménages surendettés (sur
les 55 millions qui ont contracté
un crédit immobilier). Mais elle souligne surtout
l'urgence de trouver un autre moteur
de croissance que l'endettement. Lequel ? Les Etats-Unis vont-ils devoir connaître une période assez
longue de faible croissance, du type de celle de l'Union européenne ?
2. La taxe sur l'essence soulève
le problème, beaucoup plus large, de l'évolution du pouvoir d'achat et de la force
redistributive de l'impôt. L'Amérique
doit-elle réhabiliter l'impôt afin de commencer à resserrer les inégalités et de relancer les dépenses d'infrastructure (routes
et ponts, qui sont tiers-mondisés) ?
3. La Sécurité sociale. Mme Clinton et
M. Obama projettent de mettre
en place une couverture maladie pour les 47 millions d'Américains
qui en sont privés. Parallèlement,
les grands groupes
automobiles ne peuvent plus
assurer la retraite de leurs anciens salariés.
La question plus large est celle de l'Etat social et du réglage du
curseur entre assurance privée et couverture publique.
4. Les cols bleus des anciennes
industries. Comment éviter que
les candidats, mais aussi de nombreux élus à Washington, ne cèdent à
la tentation protectionniste ? L'Amérique répond
par la mobilité : les chômeurs peuvent refaire leur vie dans les Etats du Sud
florissants. Est-ce encore une réponse suffisante ?
5. Pour se différencier lors des primaires, les candidats ont attisé
les rivalités entre les catégories, les jeunes et les vieux, les ouvriers et les diplômés, les
femmes et les hommes, les Blancs
et les Noirs, etc. L'impression donnée
par ce clientélisme
est celle d'un combat sans
merci pour le partage du gâteau social. Est-ce inévitable ?
Existe-t-il un nouveau partage
des gains de la croissance ?
John McCain n'a encore donné que très
peu d'indications sur sa politique économique et sociale. Barack Obama est
resté très vague derrière
un verbe idéaliste. Le choix américain sera en tout cas suivi de très
près, ici, en Europe, où la classe politique
de droite comme de gauche n'est guère plus avancée sur cette
même interrogation : comment reconstruire
la nation ?
Eric Le Boucher