Clinton-Obama, duel de "minorités", par Patrick Jarreau

 

03.02.08

 

Les Américains pourraient porter à la tête de leur pays, dans neuf mois, une femme blanche ou un homme noir, deux "minorités" dans le vocabulaire politique d'outre-Atlantique. La candidature démocrate à la Maison Blanche va en effet revenir soit à Hillary Clinton, soit à Barack Obama, au terme d'une compétition qui a toutes les chances de se prolonger au-delà de la série de primaires du 5 février, le "Super Mardi", l'on votera dans une vingtaine d'Etats. Les démocrates étant en bonne position pour remporter, en novembre, l'élection présidentielle, la possibilité que la puissance occidentale dominante soit dirigée demain par un homme d'ascendance africaine ou par une femme suscite la curiosité sur tous les continents.

 

Si Mme Clinton entre à la Maison Blanche, le 20 janvier 2009, presque quatre-vingt-dix ans après l'établissement du suffrage féminin aux Etats-Unis, la marche des femmes vers l'égalité civile franchira une étape symbolique. Son élection serait un bouleversement pour l'Amérique plus que pour le reste du monde, il y a longtemps que des femmes ont accédé au pouvoir, jadis en Israël, en Inde, au Royaume-Uni et au Pakistan, aujourd'hui en Allemagne, au Chili et en Argentine. Qu'une d'entre elles parvienne au sommet de la "superpuissance" américaine serait quand même une leçon pour ceux qui doutent encore de la vocation des femmes à diriger ou de la volonté des peuples de leur en confier la charge.

 

Vue de l'intérieur des Etats-Unis, l'élection d'une femme à la présidence marquerait une rupture. Parce que le mouvement de libération des femmes y a une partie de ses racines - Simone de Beauvoir s'est beaucoup référée, dans Le Deuxième Sexe, aux conquêtes de la femme américaine -, on imagine parfois la société d'outre-Atlantique plus égalitaire, sexuellement, qu'elle ne l'est en réalité. Toute discrimination fondée sur le genre est interdite par la loi et réprimée par les tribunaux, mais la résistance des hommes à partager le pouvoir n'en est pas moins forte.

 

Dans la vie politique comme dans l'économie, les femmes qui ont exercé ou qui exercent des fonctions de premier plan sont rares. Une seule s'est engagée, cette année, dans la compétition présidentielle, l'on comptait au départ quinze hommes. Nancy Pelosi est la première femme de l'histoire qui ait accédé au poste de speaker de la Chambre des représentants - 86 députées sur 535 -, après la victoire des démocrates aux élections législatives de 2006. On ne compte que seize femmes, dont Mme Clinton, sur cent sénateurs. Huit Etats, sur cinquante, ont une gouverneure.

 

C'est dire que les Etats-Unis sont loin de la parité. L'élection de Mme Clinton, le 4 novembre, serait donc un saut qualitatif, plutôt que l'aboutissement d'un processus graduel. Dans quelle mesure les Américains y sont prêts ou, au contraire, réfractaires, il est difficile de le deviner. Ce qui est sûr, c'est que la sénatrice de New York les divise. Selon l'institut de sondages Gallup, ils sont presque aussi nombreux à avoir d'elle une mauvaise opinion qu'une bonne, alors que son rival démocrate, Barack Obama, et son possible adversaire républicain, John McCain, suscitent une nette majorité de sympathies et une petite minorité d'antipathies. Il est vrai qu'ils sont tous les deux centristes et cherchent à séduire les électeurs indépendants, voire ceux du parti adverse, alors que Mme Clinton mène une campagne plus partisane. Mais l'hostilité qu'elle inspire à la moitié des Américains n'est pas nouvelle. On peut se demander si elle n'est pas due, au moins pour une part, au fait qu'elle apparaît comme une femme qui cherche le pouvoir... et qui est capable de le conquérir.

 

Si M. Obama devient le candidat du Parti démocrate et s'il bat le candidat républicain, ce sera, un peu plus de quarante ans après la loi imposant le respect du droit de vote des Noirs, l'aboutissement d'une lutte commencée avec la guerre de Sécession, en 1861, pour la reconnaissance de la dignité des Américains dont les ancêtres ont été réduits en esclavage. Certes, le sénateur de l'Illinois n'est pas lui-même issu de cette histoire-. Il est à Hawaï d'un père kényan et d'une mère venue du Kansas, blanche, qui l'a emmené ensuite en Indonésie. Mais il a choisi de devenir un Noir américain et d'inscrire sa vie dans le destin de ce groupe quand il est allé, à 24 ans, faire du travail social dans le South Side de Chicago, l'une des zones urbaines les plus pauvres et les plus violentes des Etats-Unis.

 

Mme Clinton met en avant le fait qu'elle est une femme, alors que M. Obama prend garde de ne pas apparaître comme un candidat identitaire. Les chiffres de la population féminine et de la population africaine-américaine expliquent cette différence de stratégie, mais pas seulement. Le sénateur de l'Illinois tente de se frayer un passage entre une candidature de témoignage, qui renoncerait d'avance à la victoire, et l'affirmation d'une "politique postraciale", également perdante parce qu'elle ignorerait les attentes de tous ceux qui souffrent du racisme et de ses conséquences. "Pour penser clairement au sujet de la race, nous devons voir le monde sur un écran divisé, en gardant en vue le genre d'Amérique que nous voulons, tout en regardant lucidement l'Amérique telle qu'elle est", écrit-il dans son livre L'Audace d'espérer (traduction française aux Presses de la Cité, 2007).

 

M. Obama s'efforce d'être le candidat du rêve américain, celui d'une société multicolore d'hommes et de femmes libres et égaux - projet qui s'adresse à tous -, et le candidat non pas d'une minorité, mais des minorités noire, latino-américaine, asiatique, qui subissent les effets de leur non-appartenance au groupe fondateur et dominant, originaire d'Europe. Face à l'atout que représente cette négritude à la fois assumée et transcendée, Mme Clinton et son mari ont tenté, chacun à sa manière, de renvoyer le jeune politicien dans son ghetto. Elle lui a reproché d'exalter le souvenir de Martin Luther King en oubliant le président Lyndon Johnson, qui a imposé les lois sur les droits civiques et sur le vote, en 1964 et 1965. Bill Clinton, de son côté, a sournoisement rappelé les succès du candidat communautaire Jesse Jackson, en 1984 et en 1988, en Caroline du Sud, pour relativiser celui de M. Obama, le 26 janvier, dans ce même Etat à forte population noire.

 

La compétition démocrate flirte ainsi avec une dangereuse concurrence des inégalités à corriger ou des injustices à réparer. Le risque est qu'en divisant l'électorat de leur parti les deux candidats ne provoquent des fractures que celui d'entre eux qui obtiendra l'investiture ne pourra pas réduire.

 

Courriel : jarreau@lemonde.fr