«L'Etat islamique
veut araser le paysage de toute mémoire»
Par Gérard Leclerc
Gérard Leclerc est un journaliste, philosophe et essayiste. Il est éditorialiste à France catholique et à Radio Notre-Dame
Les djihadistes de l'État islamique ont détruit au bludozer une cité antique. Que cela vous inspire-t-il?
Gérard Leclerc: C'est un cran de plus dans l'abomination. La destruction méthodique d'un patrimoine irremplaçable. Je suis horrifié. Ce n'est pas un massacre, ni une décapitation ou une crucifixion. Mais c'est une violence qui blesse de manière très particulière, qui s'attaque à notre nature profonde. Cela m'évoque l'attentat à la bombe qui endommagea le musée des Offices à Florence en 1993, des oeuvres d'art inestimables avaient été abîmées. Les terroristes ont agi sciemment: leur réflexe consiste à éradiquer tout ce qui ne convient pas à leur conception de la vie.
Il y a une volonté d'éradication du passé comme si les islamistes voulaient refaire l'humanité à neuf. A travers l'application rigoureuse de la charia, ils cherchent à créer une société nouvelle et un homme nouveau. On peut faire l'analogie avec la révolution culturelle chinoise et la volonté des gardes rouges d'éradiquer tout héritage culturel et artistique, de faire table rase du passé.
Pourquoi s'en prendre à ces sites historiques?
Les terroristes se réfèrent à la tendance iconoclaste qu'on retrouve dans l'histoire des religions, y compris dans la théologie chrétienne. L'image, considérée comme une forme d'idolâtrie est en effet un interdit biblique. Il faut se souvenir de la célèbre querelle des images de Byzance qui s'étend de 723 à 843. Pendant cette centaine d'années, les empereurs byzantins interdirent le culte des icones et firent détruire systématiquement les images représentant le Christ ou les saints. Mais celle-ci va se clore finalement par le triomphe de l'orthodoxie et du culte des icônes lors du deuxième Concile de Nicée en 787. Cela se traduira par l'émergence de l'art religieux occidental et la production de merveilles artistiques inégalées. Néanmoins, dans le registre religieux, il y a une lutte constante entre la représentation et le refus de la représentation. Il ne faut pas oublier non plus que dans le protestantisme au XVIe siècle, il y a aussi une rage iconoclaste qui va faire des ravages dans notre patrimoine culturel. Evidemment, il ne s'agit pas de faire un rapprochement hasardeux entre le calvinisme et l'islam radical. Mais les islamistes s'appuient sur une tradition religieuse iconoclaste défaite par le christianisme. Ils ont pris le parti de la suppression de toute représentation qui à leurs yeux est idolâtrique. Cette politique de la terre brûlée se rapporte à une certaine conception du divin, qui ignore que l'épiphanie de la transcendance peut briller dans des oeuvres faites de main d'homme. Cela les conduit à se retourner contre toute la culture, même si leur fureur est encore plus grande à l'égard de toutes les civilisations étrangères à l'islam.
Les Chrétiens n'ont -il pas commis les mêmes actes avec la culture antique?
A la fin de l'Antiquité romaine, ils s'en sont pris à des statues et des temples païens. Le fait n'est pas niable. Il n'est que trop certain que l'empereur Théodose, dans sa volonté d'abolir le paganisme, avait mis en œuvre des pratiques, dont les effets ne furent pas toujours heureux. C'est le moins qu'on puisse dire. Cependant, il faut faire attention, avant d'assimiler les événements actuels à ces pratiques anciennes. Le rapport du christianisme à la culture antique, notamment greco-latine, n'est nullement éradicateur. Bien au contraire! Certes, le paganisme était contraire à la foi chrétienne, et il y avait nécessairement un affrontement sur les questions les plus décisives du sens de la vie. Pourtant, comme l'a montré Henri-Irénée Marrou, dès le départ, le christianisme est une religion savante qui ne saurait exister dans un contexte de barbarie.
«Fait considérable, écrit Marrou, il s'est noué, au cours des premiers siècles, entre christianisme et classicisme un lien intime dont l'historien ne peut que constater la solidité.» Le signe le plus probant de cette intimité, c'est l'acceptation par les chrétiens des premières générations de l'école gréco-latine pour les enfants. Mais il y avait une certitude préalable, dit encore Marrou: «Pour pouvoir être chrétien, il faut d'abord être un homme assez mûr sur le plan proprement humain, pour pouvoir poser un acte de foi et des actes moraux.» D'où une alliance féconde avec le meilleur de la culture humaine.