Le Califat, nouvel horizon du djihadisme
international
Par Arnaud de La Grange*
L'État islamique (EI) a un territoire, une armée, et il s'est installé si vite dans le paysage moyen-oriental que l'on se demande s'il ne va pas bientôt battre monnaie. En quelques mois, le mouvement djihadiste a réussi ce qu'Al-Qaida n'a jamais réellement accompli en une décennie. En proclamant un califat à cheval sur l'Irak et la Syrie, il a bousculé des frontières vieilles d'un siècle et s'est taillé un sanglant royaume d'où il entend bien rayonner. L'État islamique n'a pas seulement un discours mobilisateur, il a la force d'attraction des vainqueurs.
La question dès lors se pose de la démonétisation de la «marque al-Qaida». L'État islamique aurait-il réussi une OPA magistrale sur le djihadisme international? Si l'on s'en tient au bruit médiatique et à l'effroi des chancelleries, la réponse est clairement oui. Les sabreurs d'Abou Bakr Al-Baghdadi - le nom de guerre du calife - se sont imposés en quelques semaines comme les ennemis publics N°1. Ce sont des maîtres en communication. C'est le terrifiant mariage d'une barbarie anachronique et des technologies connectées.
Si l'on considère l'inventaire des serments d'allégeances, l'impression est plus nuancée. Le panache du calife a suscité quelques ralliements, mais ce n'est pas encore la déferlante. Certes, al-Qaida a perdu quelques franchises, jusque dans des contrées bien éloignées du Levant. C'est ainsi que début juillet, la secte nigériane Boko Haram a apporté son soutien à Abou Bakr al-Baghdadi et proclamé un califat dans le nord du pays. Rien de bien étonnant. Si les deux mouvements n'ont rien à voir dans leur ampleur, ils sont bien frères en cruauté. Une fraction de Talibans pakistanais a aussi rejoint l'EI. Ce n'est pas un basculement, mais c'est inquiétant pour al-Qaida car les confins pakistano-afghans sont son fief. Et ce mardi, un groupe islamiste afghan, le Hezb-e-Islami, a annoncé qu'il pourrait se placer sous l'étendard noir de l'EI. Là encore, rien de surprenant. Le groupe s'est illustré par sa brutalité qui a même parfois rebuté les Talibans, pourtant peu bégueules en la matière.
Mais la firme islamiste créée par Ben Laden garde pour le moment ses principales filiales. Malgré des rumeurs d'attirance pour le califat, Al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi) reste dans le giron de l'organisation. La preuve, elle n'a pour l'heure pas changé de nom. Autre succursale très active, Al-Qaida dans la péninsule arabique (Aqpa), sanctuarisée au Yémen, reste aussi fidèle à Ayman Al-Zawahiri, le patron d'«al-Qaida central». Les Chebab somaliens affichent jusqu'ici la même constance.
La rivalité entre les deux pôles djihadistes n'est peut-être que secondaire. Elle n'est pas gravée dans le marbre des mosquées, d'abord. Que l'État islamique subisse des revers importants sur les terrains d'Irak et de Syrie, et son étoile sombre vite pâlira. Déterritorialisée, «al-Qaida central» est moins exposée à ce genre de revers de fortune. Et puis, rien ne dit qu'Abou Bakr al-Baghdadi et Ayman Al-Zawahiri ne vont pas un jour faire alliance. Les divergences idéologiques sont bien minimes…
Le plus grave est au-delà de cette lutte de pouvoir au sein des hommes en noir. La menace réside dans une influence plus immatérielle. Il y a, de par le monde, un «effet Califat». Qu'ils fassent ou non allégeance au nouveau «prince des croyants», les mouvements djihadistes voient dans sa radicalisation un gage de succès. Si l'EI ne rallie pas toujours, il inspire. Partout. Le plus grand pays musulman du monde, l'Indonésie, vient de s'alarmer de la popularité croissante de l'EI dans certaines couches de sa population. Et chez nous, en Europe, se lève une vague sans précédent de djihadistes internationaux. Leur retour du front promet d'être douloureux.
Al-Qaida avait su attirer les volontaires du Djihad par sa scénarisation de la violence et le lyrisme de ses prêches. L'État islamique va plus loin. Il écrit une geste victorieuse. Le «Calife Ibrahim» est sûr de lui et il réussit atrocement bien. De Faludja aux banlieues européennes, cela suffit à fasciner ceux qui végètent dans le camp des vaincus ou des désorientés. Au printemps 2011, la mort d'Oussama Ben Laden avait semblé signer la décadence du djihadisme international. Trois ans plus tard, un fils insolent lui a redonné toute sa vigueur.
*Arnaud de la Grange est rédacteur en chef international au Figaro.