Califat irakien: le rêve de l'Oumma peut-il devenir réalité ?
Par
Alexandre Devecchio
04/07/2014
FIGAROVOX/ENTRETIEN - Renaud Girard analyse les conséquences de la proclamation du nouvel
Etat Islamique, à cheval
entre l'Irak et la Syrie.
Renaud Girard est
grand reporter international au Figaro. Il a couvert
les grands conflits des trente dernières années. Il est notamment l'auteur d'un ouvrage sur la guerre en Irak, Pourquoi Ils se battent (Flammarion, 2006)
et son dernier ouvrage, Le Monde en marche, a été publié
aux éditions CNRS.
FigaroVox: Les djihadistes
ont annoncé lundi qu'ils instauraient
un califat à cheval sur l'Irak et la Syrie. Cet Etat islamique
peut-il durer, voire s'étendre? Quelles sont les conséquences pour la région?
Renaud GIRARD: Le califat
s'étend de la province d'Alep,
dans le nord de la Syrie, jusqu'à celle de Diyala, dans l'est de l'Irak,
frontalière de l'Iran. En Syrie, contrairement à ce croyait une
partie des dirigeants occidentaux, Bachar el-Assad est solidement installé et n'est pas prêt de laisser tomber Damas. S'il y avait
des élections vraiment libres, il n'est
pas certain qu'il recueillerait
moins de 50% des voix. Les combattants islamistes sont donc retranchés
dans le désert. Les communautés chrétiennes et kurdes en sont les victimes. En Irak, la prise de Mossoul est loin d'être négligeable, mais Bagdad n'est pas menacé. Pour que cet émirat puisse
avoir une consistance et faire fantasmer
encore plus qu'il ne le fait aujourd'hui,
il faudrait qu'il prenne les deux grandes capitales
historiques que sont Damas et Bagdad. Damas fut le siège
du califat des Ommeyades
(671-750) et Bagdad le siège du califat
des Abbassides (750-1258), jusqu'à
ce que l'invasion
mongole balaie tout ça. Tant que
l'Etat islamique en Irak et au Levant ne détient pas ces deux lieux
symboliques, il lui manquera toujours
quelque chose.
Quelles sont les
motivations des djihadistes?
La
motivation idéologique de ces
combattants est très forte car elle est fondée sur
un rêve comme ce fut le cas
pour les soldats de la révolution
bolchevique ou pour les soldats fanatisés du Troisième Reich. Ils adhèrent à l'idéal du retour à l'âge d'or des Califes Rachidoun (les «bien guidés»), Abou Bakar, Omar, Osman et Ali, qui sont les quatre califes des premiers temps
de l'islam. Ils pensent qu'il faut,
comme au 7ème siècle, un califat
unique pour gouverner l'ensemble
du monde musulman, l'Oumma.
Face aux humiliations successives qu'ont
constitué le déclin de l'Empire ottoman, la colonisation
européenne, et l'échec du nationalisme arabe de type nassérien, beaucoup de jeunes musulmans se raccrochent à l'islamisme et rêvent d'un retour
à l'époque où les musulmans ne subissaient pas l'histoire, mais la faisaient, à l'époque de la conquête de l'Afrique du Nord et
de l'Espagne au 7ème et 8ème siècles.
Ceux qui adhèrent
à cette idéologie islamiste sont politiquement et culturellement frustrés: ils ont
le sentiment que les musulmans
ne sont pas représentés dans l'histoire, dans la science ou dans la culture dominante. Leur rêve est
aussi fou que celui du Troisième
Reich ou du monde sans classe
dont rêvaient les communistes. Mais il faut se souvenir que les Rouges de Trotski et Lénine ont battu
les armées des Russes Blancs financées par l'Occident.
Leur prétention à abattre les frontières du Moyen-Orient vous paraît donc réaliste?
C'est le rêve de l'Oumma musulmane sous-tendu par l'idée que les nations, les Etats, les frontières, sont des créations de l'Occident. Pour eux, toute la politique
qui vient de l'occident, que ce soit
la démocratie, les élections,
l'égalité hommes-femmes, c'est une politique
du diable. Ce qui compte, c'est l'ensemble
de la communauté musulmane
et non les Etats. Néanmoins,
je ne pense pas que ce soit réaliste.
J'en veux pour preuve deux exemples.
La guerre Irak/Iran a montré
que le nationalisme arabe était plus fort que les solidarités religieuses puisqu'aucun soldat chiite irakien
n'a fait défection pour l'Iran. Ce qui a prévalu, dans cette
guerre de 1980 à 1988, c'est la nationalité.
Deuxième exemple de la prégnance du fait national dans
le monde arabo-musulman: lorsque
le général de Gaulle a proposé
en 1960 au roi du Maroc
Mohammed V de discuter d'un éventuel
partage du Sahara avec une Algérie qu'il avait
l'intention de décoloniser,
les Marocains ont répondu qu'ils régleraient directement la
question du Sahara avec leurs «frères» algériens. Ce «règlement entre frères» a bien eu lieu en 1963: il s'est appelé la «Guerre des
Sables»…
Comment
la communauté internationale
peut-elle faire reculer les
islamistes? Cela passe par une nouvelle
intervention armée ou par
la diplomatie?
L'intervention militaire
de George W Bush s'est soldée
par un désastre dont nous payons aujourd'hui les conséquences. Sur le plan diplomatique,
Obama aurait une carte à jouer en Iran, mais le président américain n'est pas très à l'aise au Moyen-Orient, en raison
notamment de son Congrès. C'est une région
qui lui déplaît et il n'arrive pas à saisir au bond la possibilité d'une entente stratégique entre
les Etats-Unis et l'Iran
qui est pourtant une nécessité historique.
Le
grand rival de l'Iran est
la Russie et non les Etats-Unis.
D'autant plus que le chiisme iranien est beaucoup plus ouvert par
nature que le sunnisme car il tolère la critique et les différentes écoles d'interprétation de l'islam. Il y
a toujours eu en Iran même sous Khomeiny
des écoles libérales de l'islam chiite. C'est un pays beaucoup plus ouvert
et moins radical que l'Arabie Saoudite: aujourd'hui, il y a des Eglise et des synagogues en Iran, les femmes conduisent et peuvent travailler. Lorsque vous vous promenez
à Téhéran, vous constatez que les gens sont plutôt pro-occidentaux et que les mosquées sont vides le vendredi. Lorsque les gens ont voté pour Rohani
(qui a été élu président de la République islamique dès le premier tour), ils ont voté
pour le plus pro-occidental des candidats que le système ait jamais eu.
L'Iran n'a jamais non plus été une menace sérieuse pour Israël. Dans l'histoire,
les Perses ont toujours soutenu les Juifs. Les Etats-Unis devraient donc aller beaucoup plus loin dans la réconciliation pour faire barrage au wahhabisme
radical. Il est dommage que cette entente ne se fasse pas.
Malheureusement, les Américains
sont tenus par le pacte du Quincy, scellé le 14 février 1945 sur le croiseur USS Quincy entre le roi Ibn Séoud, fondateur
du royaume d'Arabie saoudite, et le président américain Franklin Roosevelt, de retour de la conférence de Yalta. Le deal était
simple: l'Arabie saoudite donnait le monopole de l'exploitation
du pétrole aux compagnies américaines, en échange de quoi
les Etats-Unis assuraient
la protection du pays contre ses
voisins, et s'engageait à
ne pas se mêler des affaires intérieures
du royaume. Tant pis si avec la manne pétrolière, les Saoudiens financent partout l'islamisme et le terrorisme… Dans cette absence de dialogue stratégique entre l'Occident et l'Iran, Téhéran a également sa part de responsabilité. Le pays est paralysé par la querelle interne
entre les libéraux et les conservateurs
qui ont peur de l'ouverture, pour des raisons idéologiques,
mais aussi économiques. Si l'Iran devient un pays ouvert, les pasdarans, qui contrôlent tous les trafics, risquent de perdre une bonne partie
de leur business!