L'affront de l'Amérique au président Hamid Karzaï
Par
Renaud Girard
Le
président Hamid Karzaï est ce
Pachtoun distingué, cultivé mais indécis,
auquel les Américains ont fait appel, en novembre 2001, pour diriger l'Afghanistan, après qu'ils en eurent chassé les talibans grâce à leurs supplétifs tadjiks et ouzbeks de l'Alliance du Nord. Cet homme, qui parle bien anglais et s'habille avec élégance, n'a aucune envie
de jouer le dindon de la
farce, maintenant que les Américains se sont lassés d'essayer de pacifier le «Royaume de l'insolence». Il ne se
sent pas la vocation d'un premier ministre sud-vietnamien à la charnière des
années 1974-1975, que l'Amérique va abandonner
comme on jette une vieille serpillière
ayant trop servi. À peine les bureaucrates froids de Washington
avaient-ils fait mine de le mettre
à l'écart d'une négociation importante à Doha
avec les talibans, que Karzaï se rebiffe en faisant annoncer par son porte-parole qu'il suspendait les négociations en cours avec les États-Unis sur la rédaction du futur traité bilatéral
de sécurité.
Retour
en arrière sur un imbroglio
où se mêlent la dureté des talibans, la rouerie des Qatariens, le cynisme des Américains et la susceptibilité des Afghans. Samedi
15 juin, le président Karzaï convoque en son palais de Kaboul, mieux gardé qu'une
prison de haute sécurité, tout ce
que la capitale compte de responsables politiques et anciens chefs de
guerre. Il obtient un blanc-seing
pour que l'Afghanistan ne s'oppose pas à l'ouverture d'un
bureau officiel des talibans
à Doha. L'Afghanistan et le Qatar ont
par ailleurs des relations diplomatiques
normales. Dans la tête du président afghan, il s'agit de commencer un processus de négociations de paix dans un lieu qui ne soit pas contrôlé par le puissant
voisin pakistanais. Le mollah Omar, qui fut, de 1996 à
2001, le chef de l'«Émirat islamique
d'Afghanistan», et qui reste
le leader incontesté des talibans,
est aujourd'hui réfugié dans un compound non loin
de la ville pakistanaise de
Quetta, où tous ses visiteurs sont
dûment filtrés par les officiers de l'ISI (Inter
Services Intelligence, le tout puissant service de renseignement
militaire pakistanais).
Hamid Karzaï pense bien sûr
que les Américains et leurs obligés qatariens
vont imposer aux talibans, comme condition à l'ouverture de leur bureau, le respect de la constitution afghane et le renoncement à la
violence.
Pour
ces Pachtouns islamistes, Karzaï n'est qu'un traître,
qui n'est pas digne qu'on lui adresse
la parole
Mardi
au matin, une grande cérémonie militaire a lieu à Kaboul, à laquelle participent le secrétaire général de l'Otan et les plus hauts galonnés américains, anglais et afghans. L'Otan, qui
fait la guerre comme elle l'entend dans ce
pays depuis 2002, rend solennellement
la responsabilité de la sécurité
de son territoire à l'armée
afghane. Cela veut dire que les soldats occidentaux ne se livreront plus, de leur propre initiative, à des opérations de ratissage, à des bombardements aériens, à des
raids nocturnes héliportés. Ils
ne se battront plus que dans deux
cas: en légitime défense ou dans
le cadre d'une opération de
l'armée afghane ayant réclamé leur
secours. La portée symbolique de cette émouvante cérémonie n'est pas affectée par deux incidents que les responsables afghans et occidentaux
préfèrent minimiser, à
savoir un attentat manqué à la voiture
piégée contre le cheikh Mohaquik, le chef de la communauté hazara (chiites méprisés comme hérétiques par les talibans, qui sont tous des Pachtouns sunnites), et un bombardement à
la roquette sur la base aérienne de Bagram (deux militaires américains tués).
Ce même jour, ce sont deux
événements différents qui vont provoquer la fureur de Karzaï. Le premier est l'inauguration du bureau des talibans à Doha, à laquelle l'émir du Qatar n'assiste pas mais qui est quand
même télévisée et diffusée sur al-Jazeera. À l'entrée d'une grosse villa carrée, il y a une plaque qui indique, en arabe, «Émirat islamique d'Afghanistan» et sur le toit flotte
le drapeau de l'ancien État des talibans. Si les talibans et les Qatariens avaient voulu cracher
à la figure d'Hamid Karzaï,
ils ne s'y seraient pas pris différemment. Il est vrai que, pour ces Pachtouns islamistes,
Karzaï n'est qu'un traître, qui n'est pas digne qu'on lui adresse
la parole.
Mais ce sont les Américains qui, peut-être sans le vouloir, vont considérablement aggraver l'insulte faite à Karzaï. Ils annoncent que
leur envoyé spécial pour l'AfPak (néologisme américain pour désigner l'Afghanistan et le
Pakistan), le diplomate James Dubbins
va s'envoler le soir même pour Doha, via Ankara. L'Amérique vient d'accorder aux talibans l'honneur de parler d'égal à égal avec elle, alors que
ces derniers n'ont ni reconnu
la constitution afghane ni renoncé à la violence.
Dans le communiqué écrit
d'une rage froide par Karzaï mercredi matin, la présidence afghane dénonce des Américains dont les «actes contredisent les paroles».
Washington avait jusqu'ici
en effet toujours dit que les négociations
de paix devaient se faire
entre Afghans. Mais Karzaï
a beau n'avoir pas démontré
chez lui les qualités d'un Atatürk, il n'est
pas homme à se laisser
faire sur le terrain diplomatique.
Dans un premier temps, il essaiera de tuer le dialogue de
Doha, et dans un second, il
tentera d'obtenir des Américains les garanties de sécurité qu'il souhaite. Karzaï ne se contentera pas d'un vague
bout de papier. Il exigera que les Américains maintiennent leur présence militaire sur quatre bases géantes, disposées aux quatre coins du pays: Shindan (près d'Hérat), Fort Bastion (dans le Helmand), Kandahar et Bagram.