Ode aux GI's
libérateurs
Philippe
Labro
05/06/2009
Philippe Labro rend hommage à ces soldats américains
qui, au péril de leur vie, ont débarqué le 6 juin 1944 en Normandie. Ils ne connaissaient rien de la France et pourtant, ils furent des milliers à mourir pour défendre un idéal : la liberté.
Ils ne savaient rien, ou presque.
Ils ignoraient tout de ces localités aux consonances énigmatiques : Colleville, Vierville, Arromanches, Grandcamp, Sainte-Honorine, Poupeville. A peine
connaissaient-ils l'existence
de cette région au nom cependant relativement facile à prononcer : Normandie, avec un y dans leur langue natale, la seule qu'ils savaient parler, car ils n'étaient pas bilingues. Ils étaient les GI's, les soldats américains, venus d'ailleurs pour libérer un ailleurs dont on ne leur avait pas appris grand-chose à l'école. La France. L'Europe. Un
continent occupé par une
force qu'on leur avait identifiée comme « nazie ». Et ils eurent sept
secondes et demie de survie devant eux
(mais ce dernier élément, ils ne le connaissaient pas encore).
Ils étaient nés
et avaient été élevés dans les Etats-Unis d'Amérique, vaste continent longtemps indifférent à l'histoire et à la géographie du reste du monde, et ils arrivaient des plaines monotones du cœur du
pays, le Kansas, le Missouri, l'Indiana ou l'Iowa. Et aussi
des montagnes neigeuses du
Wyoming ou des marais salants de Louisiane. D'autres de la côte Ouest, la Californie ou l'Oregon, d'autres
du New Jersey et de New York. D'autres, enfin, du Texas ou du Colorado.
En vérité, ils venaient de partout, on les avait
mélangés dans les unités et les divisions, les quatre
armées (Navy, Army, Marines, Air Force), mais on les avait séparés des Noirs, qu'ils appelaient, la plupart du temps,
des Negros.
Ils étaient les enfants de la Grande Dépression, nés dans les années
20, ayant grandi dans les années 30, portant dans leur
inconscient collectif le
souvenir des queues interminables à Chicago, Saint
Louis ou Detroit, pour obtenir
du pain et des haricots aux comptoirs des soupes populaires ; l'image des vagabonds et des chômeurs
réunis autour d'un feu de bois ou d'un poêle à charbon dans un terrain douteux du New
Jersey ou du Maryland ; les visa-ges
creusés et soucieux des
parents à la maison, devant
un maigre repas ; les files
de camions transportant des paysans
déracinés et des fermiers démunis sur les routes poussiéreuses de l'Oklahoma en
direction d'une mythique contrée où ils
recueilleraient les raisins de la colère
; les frères aînés qui étaient
contraints de vendre des pom-mes au coin de la rue à Los Angeles ou
à Charlottesville, malgré les diplômes
gagnés dans les collèges. Ils provenaient
de toutes les familles ethniques, Irlandais, Italiens, Polonais, Juifs, Allemands, Slaves, tous des Américains. Tous convaincus qu'ils allaient à la guerre pour une juste cause, outragés dans leur
orgueil par le viol du 7 décembre
1941, l'attaque de Pearl Harbor, tous
animés par un élan de patriotisme
unanime comme leur pays n'en avait encore jamais vécu, n'en vivrait
sans doute encore jamais
plus. Au début de la décennie, ils
s'étaient portés volontaires, 5 millions d'entre eux, et rués vers
les centres de recrutement,
vers les forts militaires géants de Floride, d'Alabama ou du Kansas. En 1944, ils seraient 10 millions de conscrits. Ils avaient revêtu avec fierté l'uniforme couleur kaki léger et porté le casque à la forme tellement plus esthétique que celle de leurs futurs ennemis, et on les avait instruits dans le maniement du fusil, de la
grenade, de la baïonnette, du pistolet
mitrailleur, de la mitrailleuse,
du lance-flammes, du poignard.
Et ça leur avait plu. Après de longs mois de
préparation, on les avait embarqués pour les îles Britanniques. Il y avait, dans leurs yeux
encore innocents, la flamme de la foi
en une juste cause. Ils ne savaient pas véritablement ce qui les attendait. Sept secondes et demie pour survivre.
Que laissaient-ils derrière eux ?
Ils laissaient une nation tout entière consacrée à la guerre la plus populaire
dans l'histoire de l'Amérique. Les femmes et les Noirs y jouèrent
un rôle annonciateur d'autres luttes. Parmi les 12 millions de candidats
à des postes de Défense civile, plus de 100 000 femmes dans
les Wasc, les Waves et les Spars, les branches féminines des quatre armées. Parallèlement, d'autres Américaines étaient brutalement passées du statut de femme au
foyer à celui d'ouvrière spécialisée dans l'industrie de l'armement. Jusqu'ici les fiancées, les épouses,
les mamans des GI's avaient
été cantonnées dans des rôles de serveuses de restaurant, infirmières,
auxiliaires d'hôtel ou de
bureau. Dorénavant, pour la majorité
d'entre elles, la guerre et
son effort leur faisaient découvrir le nomadisme professionnel - rarement la mobilité fut-elle aussi fréquente, la délocalisation, le changement de ville, d'Etat, d'habitudes - et le monde du travail, avec l'apprentissage du pouvoir, d'un rôle dans l'entreprise,
la prise de conscience d'une
indépendance de leur sexe, leur identité.
La Seconde Guerre mondiale fut le creuset fondateur d'où émergerait, beaucoup plus tard dans la deuxième moitié du XXe siècle, le désir (et la victoire) de la parité chez la femme américaine.
Les Noirs, enfin, quoique victimes quotidiennes de la ségrégation la plus cruelle, du chômage, de la pauvreté et de l'oppression raciale, du Ku Klux
Klan et de sa croix en feu, vivraient, eux aussi, en ce
début de la décennie 1940, un semblant
d'émancipation grâce à l'armée, grâce à la guerre car même si on les confinait dans des unités black à cent pour cent, ils
y apprirent un métier, y gagnèrent
une dignité, et purent, eux aussi,
envisager de sortir un jour
de leur condition de sous-nation.
Leur militarisation (13
millions de Noirs, 16 % d'entre eux
portèrent l'uniforme)
permit à nombre de ces jeunes gens d'échapper aux terribles émeutes urbaines de Detroit en février
1942, de Harlem en avril 1943 car at home, à la maison, on n'avait encore aucune idée, ou aucune envie, de « l'intégration » qui interviendrait
bien plus tard, dans les années 60.
Mais les GI's, qu'on avait désormais installés dans toutes les ba-ses du sud de l'Angleterre, n'étaient plus très bien informés sur
ce qui continuait de se dérouler là-bas, au pays natal.
On les préparait à traverser
la Manche pour débarquer sur des plages inconnues que les stratèges, sous le commandement d'un homme au visage
de père de famille, le général Eisenhower, avaient baptisé de noms familiers : Omaha, Utah. Pour l'heure,
les GI's quittaient les centaines
de villes et villages de Grande-Bretagne où ils avaient
vécu des amours passagères
avec des Anglaises conquises
par leur sourire, leur exotisme, leurs chewing-gums et leurs cadeaux de bas de soie. Ils avaient envahi
pubs, cinémas, hôtels et
restaurants, établi des centaines
de bases et de terrains d'aviation et on les entassait, depuis la fin mai, dans des myriades
de navires, bateaux, péniches,
chaloupes et autres embarcations à destination de la France, une terre étrangère.
Ils allaient se battre pour elle, sans savoir réellement à quoi elle ressemblait, quel était son passé, sa culture, ses mœurs. Cette
fois, ça y était, c'était l'aube du jour le plus long.
Alors ?
Alors, saisis par la peur et l'angoisse, vomissant leur repas, pleurant ou priant, impatients
ou timorés, scribouillant sur des bouts de papier leur dernier message
d'amour à leurs épouses ou leurs girlfriends, ballottés et secoués par une mer déchaînée
dans les chalands LCA et LCI ou
dans les chars amphibies,
des garçons de 18, 20, 25 ans,
répondant aux prénoms tranquilles de Jim, Tim, Steve, Bill, Tony, Diego, Jack,
Donald ou Ray, les oreilles
assourdies par le grondement
terrifiant dans lequel se mélangeaient les bombardements des avions amis et les rafales d'obus des canons allemands, effrayés par le crépitement des balles de mitrailleuses venues
des bunkers contre les coques
d'acier des chalands, se présentèrent face à ces plages truffées de mines, barbelés, pyramides, hérissons en acier, piquets et pointes, pataugeant pathétique-ment dans une eau déjà rougie par le sang
des camarades qui venaient
de s'échouer dans le même imprévisible et abominable désordre. Dans la violente marée montante, au milieu de cadavres
et débris de chalands, équipements dispersés, balles d'ar-mes légères giflant la surface autour d'eux, ces
héros hallucinés, dont les noms figurent
aujourd'hui sur des milliers de petites croix
blanches dans le calme de
la verdure normande, firent
l'horrible découverte qu'ils disposaient d'à peu près
sept secondes et demie de temps pour se mettre à l'abri, franchir l'eau, ramper sur
le sable, se coucher au sol, survivre.
Personne ne leur avait
dit que cela
se passerait ainsi. Les premiè-res heures et les
premières vagues d'assaut furent terribles, catastrophiques, désastreuses,
confuses, pétrifiantes, indescriptibles
dans leur horreur, et ceux qui réussirent à traverser la fatidique barrière des sept secondes et demie le durent autant à la chance qu'à l'inconscience, au hasard qu'à la bravoure, à la volonté qu'à la rage de vaincre. Tous des héros. Ils appartenaient
à la «Greatest Generation», diraient, beaucoup plus tard, les historiens de tous bords, cette
lon-gue et anonyme troupe d'Américains sans grade, incapables de prononcer
une phrase en français ou le nom d'un quelconque village
normand. Le seul mot qui
les avait amenés jusqu'ici, jusqu'à ces sept secondes
de mort ou de survie, s'épelait liberté. Freedom!
Comment pourrait-on jamais
les oublier ?