Pourquoi l'Amérique continue de nous faire rêver

 

Par Dominique Moïsi

 

03/11/2008 | Mise à jour : 08:30 | Commentaires 4

.

Pour l'auteur, conseiller spécial de l'Institut français des relations internationales, une possible élection d'Obama se profile, assortie d'une contradiction : s'ils gardent leur capacité de surprendre et de réagir, jamais les États-Unis n'ont été à ce point «normalisés» dans le monde.

 

Jamais, dans son histoire récente, l'Amérique n'a été sur le point d'élire un candidat aussi exceptionnel par son parcours personnel et intellectuel que Barack Obama, un homme qui soit plus à même de répondre au double défi de réconcilier les Américains avec eux-mêmes et l'Amérique avec le monde. Jamais aussi le rêve américain n'a été porté aussi haut et incarné de manière aussi spectaculaire par un candidat métis en réalité, même s'il est déjà décrit abusivement comme le premier futur président noir de l'histoire des États-Unis.

 

Et pourtant jamais aussi une nouvelle présidence ne s'ouvrira dans des conditions financières et économiques aussi difficiles. Le candidat de l'espoir hérite de l'Amérique de la peur. En se préparant, très probablement, à voter Obama, l'Amérique ne choisit pas seulement le candidat qu'elle juge le plus compétent et le plus à même d'affronter les conséquences du «11 Septembre de la finance» qu'a été la faillite de Lehman Brothers et ses suites catastrophiques. Elle n'exprime pas seulement un référendum négatif sur le caractère imprévisible de McCain et plus encore sur les limites de sa colistière Sarah Palin. Pour le candidat McCain, ses déclarations rassurantes sur la force de l'économie américaine le jour de l'effondrement de Wall Street ont sans doute constitué l'équivalent de ce qu'a été pour George W. Bush son incapacité à prendre à temps la mesure de l'ouragan Katrina. Mais au-delà de ces éléments de jugement «objectifs», il existe aussi l'idée de rétablir - comme par un coup de baguette magique - l'image des États-Unis dans le monde ; «Vous ne m'aimiez plus parce que j'avais cessé d'être aimable ; mais regardez, je peux vous surprendre encore. Y a-t-il un autre pays au monde qui soit capable de dépasser préjugés, stéréotypes et racisme pour porter au pouvoir l'équivalent de ce que représente aux États-Unis Barack Obama ?»

 

Mais, et c'est tout le paradoxe américain, l'Amérique fait preuve une fois encore de son exceptionnalisme, au moment elle n'a plus sans doute les moyens de ses ambitions, elle est en quelque sorte «normalisée» en termes de pouvoir et d'influence. Elle peut encore nous faire «rêver» par le «pouvoir de l'exemple», elle n'a plus les moyens d'être la puissance indispensable, et seule dans sa catégorie, qu'elle était devenue depuis la Seconde Guerre mondiale.

 

Le prochain président des États-Unis n'héritera pas seulement de déficits «homériques», mais encore de deux guerres, en Irak et en Afghanistan, et d'une Russie qui considère que «faire peur, c'est exister à nouveau» En 1992, Bill Clinton arrivait au pouvoir également avec des déficits importants, mais sans guerres ingérables et à un moment la Russie n'était provisoirement plus un problème.

 

Dans le contexte actuel, la première priorité de la politique étrangère et de sécurité des États-Unis sera de rétablir les finances de l'Amérique. Autrement dit, dans les deux premières années de son mandat au moins, le prochain président des États-Unis aura les pieds et les poings liés. Il sera plus facile à Obama de rétablir l'image des États-Unis et son «soft power» que ses finances et sa légitimité économique.

 

Mais si la crise financière mondiale n'a fait que renforcer et accélérer le rééquilibrage du monde au détriment de l'Amérique et sans doute de l'Occident et au bénéfice de l'Asie, selon le principe que dans cette crise «nous descendons tous, mais certains plus vite et plus profondément que d'autres», il serait prématuré d'enterrer l'Amérique trop rapidement et ceci au moment même elle nous fascine le plus.

 

L'Amérique, Barack Obama en est le symbole vivant, continue de nous faire rêver ; personne dans le monde ne rêve de devenir chinois ou russe. Et même si le monde est devenu multipolaire, seule l'Amérique demeure porteuse d'un message universel et d'une vision normative, face à des puissances «égoïstes» comme la Chine et la Russie. Elle possède aussi des capacités de rebond qui font peut-être défaut à l'autre puissance normative de la planète l'Union européenne.

 

Rien n'est plus dangereux et potentiellement plus porteur de désillusions qu'un rêve, surtout au moment il est sur le point de se réaliser. À moins d'une surprise, toujours possible mais bien improbable, la révolution américaine d'Obama est en marche. Il convient d'éviter un double écueil. Il y a le risque d'attendre trop de lui ; sa marge de manœuvre est très étroite et certaines de ses options en matière de commerce en particulier sont très contestables. Mais il y a aussi le risque de n'en attendre rien. Entre l'illusion romantique et le cynisme pur, Barack Obama nous invite à sa suite à «l'audace de l'espoir» raisonné. Comme le dit Charles Dickens : «C'était le meilleur des moments et c'était le pire des moments…»

 

Dominique Moïsi vient de publier : «La Géopolitique de l'émotion» (Flammarion).