L'effet boomerang de la crise russo-géorgienne
19/09/2008
La chronique
d'Alexandre Adler du 20 septembre.
Le point
culminant de la crise russo-géorgienne
semble maintenant passé. L'heure est venue des bilans véritables. La Russie a pu bénéficier
de sa fermeté initiale au moins sur un théâtre d'opérations, l'Ukraine. Il se développe en effet, à Kiev, un consensus très
large pour ajourner sine die une
adhésion du pays à l'Otan.
Certes, on remarquera que
le principal avocat d'une
alliance politico-militaire à l'Ouest,
le président Iouchtchenko connaît, par ailleurs, un effondrement spectaculaire de sa crédibilité politique dans les sondages, presque parallèlement à la récupération presque complète de son visage autrefois maculé par la tentative
d'empoisonnement dont il avait été
victime. Mais le basculement de sa première ministre et alliée dans la «révolution orange», Ioulia Timochenko, a d'ores et déjà balisé le terrain
des prochaines élections générales : une coalition de son parti et des «régions», le premier
regroupant le gros des électeurs russophones du Donbass, de la Crimée et d'Odessa. Avec le retour des représentants
qualifiés des minorités non
ukrainiennes au pouvoir, Moscou dispose ipso facto d'un droit
de regard sinon de veto sur
toutes les décisions du gouvernement ukrainien. Comme les diplomaties française et allemande ont d'emblée indiqué
leur refus d'une manœuvre aussi déstabilisante que l'entrée de l'Ukraine et de la Géorgie dans l'Otan, certains
peuvent considérer que l'équipe Poutine
reconstituée vient de remporter un succès éclatant.
Pourtant, un train peut en cacher un autre : si la situation en Ukraine se redresse - mais elle se redressait déjà avant la crise géorgienne -, les rapports de la Russie
et des anciennes républiques
constituantes de l'Union soviétique se sont, en revanche, spectaculairement dégradés. Qu'on en juge : même l'épouvantable
satrape indépendant de la Biélorussie, Loukachenko, se rapproche de la façon la plus inattendue de la Pologne et des
pays Baltes voisins pour se
mettre à l'abri des
ambitions russes. La diplomatie
poutinienne s'était
beaucoup dépensée aux fins de parvenir
à créer une organisation alternative à l'Otan
avec la Chine et les Républiques
d'Asie centrale, «le groupe dit de Shanghaï».
Or, cette organisation peu crédible vient
de voler en éclats, du fait
du refus spectaculaire et même claironnant
de la Chine d'assumer la moindre
solidarité avec Moscou. Il
y a bien sûr, dans cette attitude, une prise de position juridique évidente : la Chine ne peut pas endosser des changements, même symboliques, du statut juridique de certains territoires, faute de quoi elle affaiblirait durablement son attitude intransigeante
tant vis-à-vis du Tibet que
de Taïwan ; mais l'agacement chinois va bien au-delà
: après le succès des Jeux olympiques, et alors que des nuages noirs s'amoncellent sur l'économie mondiale, la Chine n'a aucune envie
d'une logique de guerre froide, dont la première
manifestation serait l'érection
par un Congrès américain à majorité démocratique de nouvelles barrières protectionnistes. Si la Russie croit disposer d'une autonomie d'action importante grâce à sa position sur le marché des hydrocarbures, la
Chine, elle, ne peut pas se
permettre ce luxe avec une croissance
qui demeure avant tout nourrie par les effets secondaires de ses exportations, notamment aux États-Unis.
Mais il est
encore un élément plus alarmant
pour le gouvernement russe : le désinvestissement massif - bien que non concerté - de tous ceux qui, au fil des dernières années, s'étaient mis à acheter des actions russes à la Bourse de Moscou. Si l'économie soviétique n'est pas très dépendante de ces flux
financiers, en revanche, la position des principales entreprises oligarchiques est
d'ores et déjà atteinte.
Point ne sera besoin d'un train concerté
de sanctions : la crise américaine et ses retombées européennes suffiront largement à réduire l'exposition des capitalistes occidentaux dans une région
redevenue à haut risque. Il
n'est pas sûr que pour une victoire
à laquelle on pouvait aboutir par des moyens moins brutaux, tout simplement le jeu des partis politiques ukrainiens, la Russie n'acquitte pas un prix exorbitant en terme
de crédibilité pour ses
alliances et d'attractivité de son économie. Même si on fait le pari d'une sortie rapide de la crise financière mondiale, il
est hors de doute que, dans un premier temps, le ralentissement général entraînera une baisse encore plus rapide du baril de pétrole. Or la Russie n'exporte aujourd'hui que des matières premières et quelques systèmes d'armes à des pays pétroliers et
à la Chine. Sans même mettre
en place des dispositifs hostiles, les Européens seront confrontés d'ici peu à une Russie
plus malléable et moins triomphaliste. C'est ici que l'Europe
doit surtout prendre garde à ne pas suivre dans une
émulation absurde la stratégie russe de ces dernières semaines.
En apparence, le moment serait bien choisi
pour se venger des gros
bras qui ont fait peur à la
Terre entière. En réalité,
il s'agit
plutôt du moment optimal pour négocier
avec la Russie une sortie
de crise et une alliance occidentale, passant surtout par l'Union européenne, qui stabiliseraient immédiatement une grande partie
de la planète.