Élections américaines: le réveil de l'intolérance
morale
Par Nicole Bacharan
02/09/2008
En choisissant
Sarah Palin, gouverneur de l'Alaska,
comme candidate à la vice-présidence,
John McCain a soudain remis
au cœur de la bataille électorale les fameuses valeurs morales qui, après huit ans d'Administration
Bush, avaient cédé la place
aux vraies priorités (récession, terrorisme, deux guerres, tensions grandissantes dans le monde). Jusque-là, John McCain, peu aimé dans son parti,
cherchait plutôt à attirer les indépendants et les modérés. L'arrivée de Sarah Palin change radicalement
ce schéma : elle polarise
fortement l'élection et provoque l'irruption de l'intolérance morale dans la campagne.
Pourquoi John McCain, 72 ans, a-t-il désigné, pour lui succéder en cas de défaillance à la tête des États-Unis, au cas où il
serait élu, cette nouvelle venue qui a peu d'expérience en politique intérieure et aucune en politique extérieure ? Bien sûr, Sarah Palin est femme (pied de nez à Hillary), jeune (pied de nez à Obama), susceptible d'apporter
modernité et glamour au ticket républicain.
Mais surtout et c'est pour lui l'essentiel Sarah Palin est une chrétienne ultraconservatrice, partisane de l'enseignement du créationnisme
(qui réfute la théorie de l'évolution), militante antiavortement acharnée ; elle soutient
les programmes qui prônent exclusivement l'abstinence auprès des adolescents et ignorent
la contraception (hypocrisie dont
sa fille se trouve aujourd'hui la première victime). Le rôle de cette Dame de glace est clair :
rallier à John McCain l'ultra-droite
chrétienne qui, jusque-là, avait tendance à le bouder.
Cette stratégie a été concoctée par les conseillers qui, tirant les leçons de la défaite de George
Bush père (face à Bill Clinton en 1992), avaient fondé l'ascension
politique de son fils W. sur ce principe : pour l'emporter, le candidat républicain doit absolument obtenir les voix des chrétiens conservateurs. Pour les convaincre
d'aller aux urnes, il faut leur
donner des gages sur les sujets «moraux » les plus passionnels :
l'avortement, le mariage
gay, la recherche sur les
cellules souches. Cette radicalisation est
donc désormais aussi celle de McCain.
Il ne s'agit pas ici de critiquer la décision d'une femme comme Sarah Palin, qui a voulu,
en toute connaissance de
cause, mettre au monde un enfant trisomique.
Mais il
y a de quoi s'alarmer de voir
aux États-Unis, en 2008, une
minorité active, très bien financée, qui cherche à imposer par la loi des choix privés. Et
il y a de quoi protester contre
cette équation qui voudrait qu'un groupe particulier — la droite chrétienne — possède le monopole de la morale tandis
que tous les autres vivraient dans la débauche. Quel paradoxe pour le Parti républicain, toujours hostile aux empiétements
de l'État, d'être devenu le
chantre des valeurs religieuses imposées par la force
publique !
Comment, en même temps, revendiquer
le droit au port d'arme
(position défendue par Sarah Palin) au nom de la liberté individuelle, et s'opposer au droit à l'avortement, c'est-à-dire à une autre liberté
individuelle ?
Au fil des nombreuses années passées à ausculter la société américaine, j'ai acquis le sentiment que George W. Bush a mené une politique beaucoup plus à droite que la plupart
des citoyens ne le souhaitaient.
En 2004, j'estimais que si une majorité
d'Américains, traumatisés
par le 11 Septembre, préféraient
confier leur sécurité à George W. Bush plutôt qu'à John Kerry, peu convaincant, ils ne souhaitaient pas pour autant mettre la religion au pouvoir. J'ai rencontré des chrétiens qui protestaient contre l'utilisation politique de leur foi ;
des jeunes (républicains ou démocrates) qui cohabitaient sans se marier ;
des citoyens qui refusaient
les discriminations envers les homosexuels…
J'ai vu une population dont les modes de vie — Est, Ouest, Nord, Sud, villes et campagnes — se mêlent de plus en
plus grâce à l'Internet, l'arrivée d'immigrants du monde entier, et la grande mobilité à l'intérieur du pays. Bref, j'ai vu une
Amérique plutôt raisonnable, moins bigote et moins
belliciste que sa caricature…
Est-ce encore le cas ? Si Sarah Palin est élue en dépit
de ses insuffisances politiques, alors cette image n'est peut-être plus la bonne. En choisissant cette colistière, John McCain prend le risque de diviser à nouveau le
pays selon les clivages moraux et religieux
qui lui ont fait tant de mal. Depuis cette annonce,
les fondamentalistes sont
(aux dires de Ralph Reed, ancien
chef de la «coalition chrétienne »), «au-delà de l'extase». Ils se lancent
à fond dans la bataille. L'électorat démocrate est tout autant
motivé. Événement déjà historique (avec le premier candidat noir), l'élection de
2008 est donc également devenue un test in vivo
de l'état réel de la société américaine. Avec
pour nouvel enjeu, la liberté des femmes.