La martingale de Barack
Obama
Par Philippe Gélie, envoyé spécial
à Denver
Comment le champion des démocrates compte battre son rival républicain John
McCain, le 4 novembre.
Seul, jeudi soir,
sous les 450 projecteurs du
grand stade de Denver, parlant
d'une estrade installée au milieu de la foule, devant un décor de colonnes grecques censé rehausser son image d'homme d'État, Barack Obama a marqué l'histoire américaine : il est
devenu officiellement le
premier candidat noir d'un grand parti
à la présidence des États-Unis.
En plus des confettis et des feux d'artifice clôturant de façon grandiose la convention démocrate,
les symboles ont abondé . En
ce jour marquant le 45e anniversaire du discours de
Martin Luther King («J'ai fait un rêve»),
l'ombre du président assassiné John Fitzgerald Kennedy n'était
pas loin, qui avait lui aussi choisi un stade de football pour accepter sa
nomination le 15 juillet 1960 :
«Nous sommes aujourd'hui à l'orée d'une nouvelle frontière, la frontière de
chances et de périls inconnus,
la frontière d'espoirs et
de menaces inaccomplis.»
Souvent comparé au plus jeune
président américain pour
son talent oratoire, Barack Obama a puisé chez lui une partie de son inspiration, ainsi que chez Bill Clinton et
Ronald Reagan. Son discours d'investiture devant près de 80 000 personnes représentait le plus
grand défi de sa
candidature jusqu'ici : «Je veux rendre
aussi clair que possible le choix entre John
McCain et moi, avait-il annoncé. Et j'espère que la convention aura contribué
à faire comprendre qui je suis.»
Ces quatre jours
de célébration et de combat politique
ont couronné Obama comme l'unique patron, désormais incontesté, du Parti démocrate. C'était un préalable
indispensable pour qu'il puisse
se lancer, avec toutes ses
chances, dans la dernière ligne droite de la course à la Maison-Blanche. Longtemps divisée entre obamistes
et clintoniens, l'arène du
Pepsi Center de Denver a définitivement basculé mercredi soir, dans l'un
de ces coups de théâtre politiques qu'affectionnent les Américains. Le vote des délégués
mandatés par les cinquante États en était à sa 37e étape, et le sénateur de l'Illinois dominait sa collègue
de New York par 1 549,5 voix
contre 341,5. C'est alors que Hillary Clinton a fait
irruption dans l'arène pour
mettre fin au vote : «Je demande que Barack Obama soit désigné par acclamations.» Aussitôt fait, dans l'euphorie de l'unité retrouvée. Ou comment transformer une défaite en triomphe.
L'enjeu crucial de la participation
Dans
la foulée, Bill Clinton, avec sa
maestria, a délivré le soutien le plus précieux que pouvait espérer
le jeune candidat démocrate. Du
haut de son autorité d'ancien
occupant du Bureau ovale, il
a déclaré :
«Barack Obama est prêt à être
le prochain président des États-Unis.»
C'est l'un des points sur lesquels les Américains restent à convaincre. «Rappelez-vous, il y a seize ans, a souligné Clinton. Les républicains
disaient que j'étais trop jeune
et trop inexpérimenté pour être commandant en chef. Cela
vous semble familier ?
Barack Obama est du bon côté de l'histoire. Sa vie
incarne une version du XXIe siècle du vieux rêve américain.»
L'ancien président a balayé McCain d'un : «Merci, mais non merci», et il a décrit un avenir qui ressemble beaucoup aux huit années de son propre mandat : «Barack Obama choisira
la diplomatie d'abord et la
force en dernier recours. Le monde a toujours été plus impressionné par la force de notre
exemple que par l'exemple de notre force.»
Tout cela devait être
dit, et de préférence par d'autres que l'intéressé. C'est en ce sens que la convention de Denver a marqué
une étape indispensable, et
sans doute réussie, vers le scrutin du 4 novembre. Des experts interrogés par le National Journal s'accordaient
à prédire entre 4 et 9 points de bonus dans les sondages pour Obama. Ce genre de sursaut n'est pas forcément durable, d'autant que le calendrier ne favorise pas le démocrate :
son rival John McCain va s'efforcer
de lui couper l'herbe sous le pied dès vendredi en annonçant le nom de son colistier,
et les républicains vont attirer les projecteurs sur leur propre
convention, la semaine prochaine.
Mais le discours qu'Obama devait prononcer jeudi soir peut faire beaucoup pour le réinstaller en tête de la course.
Le moment était jugé
crucial par tous les analystes
politiques, jusque dans l'entourage du candidat. Celui-ci a écrit son texte
lui-même, à la main, reclus
dans une chambre d'hôtel de Chicago, la semaine
dernière.
Obama a
déjà relevé plusieurs défis avec succès, tant au niveau du message que de l'organisation de sa campagne. Mais il lui reste à gagner celui de la substance. «Les gens veulent
vraiment savoir ce qu'il fera pour les aider dans leurs problèmes
quotidiens s'il est élu», souligne
Mark Mellman, l'ancien stratège de John Kerry en 2004. Joe Biden, le nouveau colistier démocrate, a commencé à mettre son franc-parler au service de cette cause,
avec des accents plus populistes que
concrets.
Il reste
au tandem démocrate à trouver
le ton juste pour convaincre
les Américains qu'ils ont des réponses crédibles aux défis du moment, sur la croissance et l'emploi, le coût de l'énergie, la compétition avec la
Chine, les enjeux internationaux
et sécuritaires. «Je ne vise pas des sommets de rhétorique, a prévenu Obama, qui semble l'avoir compris. Je me préoccupe surtout d'expliquer comment je compte
aider les familles de la classe
moyenne dans leur vie de tous les jours.»
Le discret
et redoutablement efficace
David Plouffe, directeur de
campagne du candidat, résume les quatre objectifs à court terme du discours d'investiture, afin de boucler la convention sur un succès : «Expliquer d'où il vient, pour qui il se bat, ce que
signifie sa promesse de changement et souligner le contraste avec John
McCain.»
Sur le plus long terme, sa martingale tient en deux volets : convaincre
les indécis et doper la participation. «Nous essayons d'atteindre
des niveaux de participation historiques,
pas seulement élevés, mais historiques, auprès des Afro-Américains, des
Hispano-Américains et des moins
de 40 ans», explique Plouffe. À cette condition,
il estime pouvoir livrer bataille, avec des chances de l'emporter,
dans dix-huit États, deux fois
plus que le nombre d'États disputés par les démocrates en 2004.
Un «changement»
qui sonne un peu creux
Sur cette
liste, quatre qui avaient été gagnés
par Kerry il y a quatre ans doivent absolument
rester dans l'escarcelle d'Obama : la Pennsylvanie, le New
Hampshire, le Wisconsin et le Michigan. Les quatorze autres (Floride, Ohio, Iowa, Missouri, etc.) étaient
allés à George W. Bush, mais
les démocrates espèrent y avoir leur chance, notamment à cause des évolutions démographiques, qui augmentent le
poids des minorités.
C'est particulièrement vrai dans l'Ouest,
où le Colorado, le Nouveau-Mexique
et le Nevada sont jugés «prenables» l'une des principales raisons du choix de
Denver pour la convention. «La plupart des États disputés seront déterminés par une marge de 2 % à 4 %», prédit Plouffe, qui se méfie des sondages, souvent basés sur
des panels datant de 2004. «Croyez-moi,
si McCain ne l'emporte pas
au Colorado, il a perdu l'élection.»
Pour expliquer
l'importance de la participation, déjà mise en relief par la stratégie
de Bush et de Karl Rove lors des deux
dernières présidentielles, Plouffe prend l'exemple
de la Floride : «Il y a là 600 000 Afro-Américains qui étaient inscrits en 2004, mais ne sont pas allés voter. Il y a eu plus de 900 000 jeunes dans le même cas. Il y a une base démocrate de 5 millions d'électeurs. La Floride est l'une de nos
meilleures chances si nous exécutons correctement notre plan pour amener ces gens aux urnes.» Ce n'est peut-être
«pas très sexy», dit-il, mais l'organisation constitue l'une des clefs du scrutin.
L'autre, c'est le candidat
qui la détient. Sa personnalité, son
message, son programme feront
la différence auprès des indécis, dans un sens ou dans
l'autre. Les Américains connaissent mieux John McCain et savent à peu près à quoi s'attendre avec lui. Barack Obama suscite plus d'enthousiasme, mais on en sait moins sur
lui. La grande kermesse de Denver terminée, il a besoin d'affiner
son message, dont le «changement»
sonne parfois un peu creux. Il doit
en même temps maintenir sa base mobilisée, ne serait-ce que pour lever au
minimum 100 millions de dollars d'ici au 4 novembre, en plus des 390 millions déjà récoltés.
Barack
Obama quitte la convention de Denver avec les clefs
du Parti démocrate. Il lui reste
67 jours pour convaincre
les Américains de lui donner les clefs du pays.