Peuples russe et
géorgien: une histoire
commune
La chronique
d'Alexandre Adler du 16 août.
15/08/2008
Pour essayer de faire un peu de lumière sur le conflit opposant la Russie à la Géorgie, plusieurs entrées sont possibles. La première, une fois n'est
pas coutume, n'est pas strictement géopolitique. Pour parler des rapports entre ¬Russes
et Géorgiens, il faut peut-être d'abord envisager leur complexité sur le plan des sociétés en jeu, de leur représentation
parfois les plus profondes,
peut-être même des inconscients collectifs. On ne peut pas, par exemple, faire
abstraction de certains lieux
où se déroule le conflit, tel Gori,
qui n'est autre que la ville natale
de Staline.
Le fait que
les Russes aient bombardé sauvagement cette localité ne ressortit peut-être pas uniquement à des principes stratégiques, surtout si, comme je le pense, le père de Poutine a eu maille
à partir avec le terrible tsar rouge géorgien. D'une certaine manière, les Russes éprouvent pour leurs anciens compatriotes
soviétiques géorgiens un
mélange de fascination et de répulsion qui se donne libre cours
en ce moment même, bien au-delà des calculs stratégiques, paraît-il, profonds. Les Géorgiens ont régné
sur la Russie, grâce à Staline, à l'heure cruciale où le destin de la nation elle-même était en jeu, et, avec leurs méthodes d'une indicible brutalité, ils l'ont sauvée
pour l'essentiel.
Staline n'est, en effet, pas seul en cause : Sergo Ordjonikidze - avant qu'il ne se suicide, poussé par son chef - aura été le
véritable architecte de l'industrialisation du pays ; Avel
Enukidze a, de son côté, créé, de part en part, l'administration
du Kremlin, qui fonctionne encore à ce jour. Liquidé par Staline en 1937, il fut certainement le plus brillant de tous les bolcheviks géorgiens.
Beria, enfin
: on lui doit certes une répression sans faille de tous les opposants effectifs au régime, mais aussi l'amnistie de beaucoup de militaires et d'agents secrets que Staline avait
condamnés à mort, la mise
en œuvre brillante des réseaux de renseignement dans le monde entier (dont trois proches
collaborateurs de Roosevelt à la Maison-Blanche
de 1940 à 1945), et surtout l'obtention,
toujours grâce à ses réseaux, de l'arme nucléaire qui n'a rien à voir,
bien entendu, avec les tentatives ¬puériles du terne physicien du régime Kourtchatov, mis en avant plus tard pour masquer les exploits «de la reconnaissance» (en ¬russe : razvedka).
Le ressentiment
envers les Caucasiens, en général, parvint à se donner libre cours
après la chute et l'arrestation de Beria, qui avait conçu, dès
1953, des projets grandioses
de décollectivisation du pays, de libération
des nationalités et de réunification
de l'Allemagne. On ne reproche
donc pas seulement en Russie aux Géorgiens l'extrême violence paranoïaque de
Staline, qui, combinée à
son stoïcisme austère, a quand même joué
son rôle dans la victoire de 1945, mais aussi les expérimentations
beaucoup plus libérales de Beria, et finalement le climat de liberté et d'insouciance qui a toujours régné, même au pire moment, à Tiflis (Tbilissi).
En utilisant
Tiflis, le vieux nom russe,
je parle comme tout le
monde en Union soviétique dans
les années 1950-1970, de même
que Piter ne doit pas être substitué
par Leningrad ou Pétersbourg.
Car le ressentiment s'étend
aussi à la beauté méditerranéenne de la Géorgie, à ce paradis perdu
qu'évoque Pasternak dans sa célèbre Lettre aux amis géorgiens, à ces «Indes de la Russie», cette ¬route de l'Orient généreusement déployée qui fascina le Musset ¬russe ¬Griboïedov et, à sa suite, son admirable biographe,
Tynianov.
Et puis
qui, en Russie, n'a pas senti les larmes lui venir en écoutant
les poèmes chantés d'une voix érayée
par Boulat Okoudjava, le brassage de l'antistalinisme, qui
ne sait, que le premier
film de la perestroïka sortit
des studios géorgiens, Repentir,
du regretté Tenguiz Abouladze. En somme, les Russes sont d'autant
plus violents avec leurs
frères géorgiens qu'ils les
vivent comme plus avancés qu'eux, soit qu'ils les aient conduits, tels les Varègues scandinaves des premiers
temps, soit qu'ils les aient dépassés, une fois l'autorité
politique perdue, dans la recherche du bonheur, de la prospérité et de
la beauté. ¬Penser seulement aux films ensoleillés d'Otar Iosseliani, qui trouaient de leur optimisme le climat de brouillard et de déprime de l'époque brejnévienne.
La disproportion du facteur militaire utilisé par la Russie contre la Géorgie appartient donc bien à l'épaisseur de l'histoire encore commune aux deux
peuples. L'autre certitude,
non moins historiale, c'est celle de la faillite du rôle hégémonique des États-Unis : entraînée par un ressentiment tout aussi irrationnel que mesquin, la République américaine n'a cessé de pratiquer un encerclement délirant de la Russie postsoviétique. Sans doute les esprits tordus de Langley, où siège l'inepte CIA, ou les cerveaux chocs du Pentagone ont-ils rêvé d'avoir
leur Cuba. Ils pensaient l'avoir trouvé en Géorgie avec leur agent d'influence, le président actuel Saakachvili.
Et tout comme
le débile Fidel Castro qui, en 1962, voulait envoyer des bombes atomiques sur Washington, aux yeux terrifiés de ses imprudents alliés de Moscou, de même ici «Frankenstein ¬Saakachvili» a voulu entraîner ses patrons américains dans l'extrême logique absurde qui présidait à l'exaltation du nationalisme étroit de la Géorgie. D'ailleurs, aujourd'hui, à
Washington, le climat n'est
pas à l'indignation bébête
de nos gazettes, mais aux
accusations réciproques d'irresponsabilité,
tout comme il l'était à Moscou au lendemain du duel Kennedy-Khrouchtchev
autour de Cuba.
Condoleezza Rice a fait
savoir qu'elle avait tenté de modérer ¬Saakachvili il y a trois semaines. C'est évidemment vrai, la connaissant et connaissant son adjoint, l'ambassadeur Daniel Fried, tous deux bons connaisseurs
rationalistes du dossier postsoviétique,
et critiques très discrets
de la paranoïa américaine actuelle. L'histoire ¬conférera ses responsabilités
réelles à chacun, mais la causalité structurale est déjà connue : une volonté
démente de provoquer sans cesse la Russie en prônant l'entrée immédiate de l'Ukraine et de la Géorgie dans l'Otan,
au moment même où se joue la solution diplomatique de
la crise ¬iranienne.
Face à l'irresponsabilité
américaine, qui exige que l'on dessaisisse
ce pays des responsabilités
excessives qu'il ne peut assumer - le moyen le plus sûr d'y parvenir
à court terme étant évidemment de voter Obama dès demain -, il est
apparu que, pour la
première fois de son histoire, l'Europe
présidée par Nicolas Sarkozy est
parvenue à un résultat considérable. Non, la médiation européenne n'est pas Munich, pas
plus que les nostalgiques
de la légion géorgienne ne sont les démocrates tchèques de 1938 et les Russes, les nazis de demain.
En sauvant
la face d'une Russie mal engagée, et en assurant la fin immédiate des combats, les Européens
ont montré aux modérés de la direction russe qu'ils pouvaient comprendre leurs angoisses, sans pour autant leur laisser faire n'importe quoi. Pourquoi Sarkozy
a-t-il été écouté ? Parce que, tout d'abord, il a montré des qualités de grand diplomate et qu'ensuite, il a fait jouer le «soft power» européen à
bon escient.
Poutine pouvait passer outre à la médiation européenne, mais au risque de mettre en cause tous les rapports que la Russie a tissés, non seulement le pétrole et le gaz, mais aussi
les appartements à Kensington et les vacances à Courchevel. Ces deux événements
majeurs tracent deux voies possibles
pour notre Vieux Continent, à partir
de cette crise.
D'une part, enrayer définitivement la logique de
force à laquelle la Russie
a trop tendance à s'abandonner. D'autre part, inhiber définitivement l'usage de la force en donnant à
la Russie la place décente
et nécessaire qu'elle doit occuper dans
la construction de l'Europe. Ne pas pousser l'Ukraine vers l'affrontement avec la Russie. Mais aussi,
pour la Russie, tout faire pour assurer sa réconciliation historique avec nos alliés polonais et turcs. Il s'agit là d'un chemin difficile, mais indispensable.
S'il est emprunté
dès aujourd'hui, nous verrons que la relation passionnelle de la Russie avec
¬son Sud trouvera la
solution humaniste qu'attendent
tous ces Caucasiens de génie, du sculpteur Tsereteli au champion d'échecs Garry Kasparov, pour continuer cette
symbiose si fondamentale à l'âme russe. Ce n'est
pas pour rien que Lermantov attendait tant des cimes violacées du Caucase. Il chantait là notre
avenir, pas seulement celui des Russes, mais de l'Europe tout entière.