L'Occident et l'Afghanistan
l'analyse de Renaud Girard
24/03/2008
Pour le grand reporter au
service Étranger du Figaro,
«l'Occident ne peut se permettre d'abandonner aujourd'hui l'Afghanistan».
Personne ne peut reprocher aux Américains d'être intervenus, au mois d'octobre 2001, en Afghanistan. Le régime islamique
puritain des talibans y abritait des camps où s'entraînaient des centaines de combattants arabes internationalistes, adeptes du djihad antioccidental.
Les attentats du 11 Septembre contre New York et Washington furent conçus en Afghanistan, dans l'entourage direct d'Oussama Ben
Laden. Ce dernier avait, en
1998, publiquement déclaré
la guerre «aux juifs et aux croisés»,
avant de prendre un
ascendant considérable sur
le mollah Omar, chef incontesté
des talibans.
Attaquée, l'Amérique se devait de réagir avec force, ne serait-ce que
pour démanteler les camps d'entraînement,
et tenter de capturer Ben
Laden et ses lieutenants. Dès lors que le mollah Omar refusait de livrer à l'Amérique les djihadistes qui l'avaient agressée, Washington n'avait pas d'autre choix que
d'intervenir militairement.
L'envoi de troupes en Afghanistan par les principales
puissances militaires européennes fut tout aussi légitime : c'est le sens même d'une
alliance militaire telle que l'Otan. Si
l'un de ses
membres est attaqué, tous se doivent de lui prêter main-forte.
En décembre 2001,
un mois après la prise de Kaboul (par les nordistes tadjiks et ouzbeks, équipés d'armes russes, aidés par les bombardements de l'aviation américaine) et la déroute des talibans, se tint, à Bonn, une conférence internationale sur la
reconstruction politique et économique
de l'Afghanistan. Les grandes
puissances et tous les pays voisins y compris l'Iran furent invités. L'ensemble de ces parrains s'accordèrent à soutenir le programme
de réconciliation nationale
d'un relatif inconnu, Hamid
Karzaï, pachtoune de l'émigration, musulman à la fois traditionaliste
et pro-occidental. L'homme était le candidat de l'Amérique, dont le crédit était encore intact dans les enceintes internationales.
La renaissance du pays commençait donc sous les meilleurs
auspices. Malheureusement, le travail entamé ne
fut pas achevé. Obsédé par la préparation médiatique, politique et militaire de son expédition en Irak, le Pentagone se désintéressa dès 2002 de l'Afghanistan. Les campagnes échappèrent bientôt à la faible
autorité du consensuel et indécis
Karzaï, pour revenir aux
seigneurs de la guerre dans le nord,
aux talibans dans le sud. Washington ne fit rien pour exiger du gouvernement pakistanais qu'il remette de l'ordre dans ses
zones tribales frontalières,
fonctionnant comme autant de sanctuaires où les talibans pouvaient en toute quiétude reconstituer leurs forces.
En 2005, quand
on s'aperçut de la gravité
de la détérioration de la situation intérieure afghane, il était
déjà bien tard. Il est normal que
le déploiement de forces de l'Otan
sur l'ensemble du territoire (et non pas seulement à Kaboul
comme en 2002) n'ait pas
encore porté ses fruits. La
sécurisation du pays est une œuvre de longue haleine. Les Occidentaux forment et équipent
une armée afghane qui commence tout juste à ressembler à
quelque chose. La police, corrompue
et inefficace, a besoin d'être purgée de fond en comble, puis remotivée
avec du sang neuf.
Les adversaires de la présence occidentale en Afghanistan stigmatisent
les milliards de dollars d'aide qui se sont perdus dans
les sables. Ils fustigent l'inaptitude des soldats de l'Otan à embrayer
sur un terrain dont ils ignorent la langue et les mœurs. Tout cela est vrai,
mais était prévisible. Les armées
modernes n'ont plus le moindre «savoir-faire colonial». Les trois qui ont eu
le courage de s'attaquer aux zones infestées de talibans, l'américaine, la britannique, la canadienne, n'ont aucun officier qui parle le dari ou
le pachtou, qui puisse conduire, ou seulement
même comprendre, une choura (assemblée)
de chefs tribaux afghans.
Les élites militaires occidentales ne génèrent plus de T.E. Lawrence. Or pour gagner une guerre asymétrique, pour être performant
dans la contre-guérilla, il faut des officiers
qui soient en empathie avec
la population. Pour le moment, comme en Irak, les Occidentaux sont aspirés dans
la spirale attentats-répression-bunkérisation-divorce
d'avec la population. Les soldats
occidentaux, dont les convois, «pour raisons de sécurité»,
traversent les villes afghanes en bousculant tout sur leur passage, ne savent toujours
pas ménager, chez les Afghans, leur
charaf (mélange d'honneur,
d'intégrité personnelle, de
fierté). Il faut qu'on le leur
enseigne.
Retrouver une «expertise coloniale», pour participer efficacement à la reconstitution
d'un État, prendra du temps et de l'argent.
Mais le jeu en vaut la chandelle.
On ne peut pas à nouveau abandonner l'Afghanistan, comme on l'avait fait en 1989, après le départ
des troupes soviétiques. On ne
peut pas laisser ces montagnes redevenir
un champ d'entraînement pour
les djihadistes du monde entier. Les Occidentaux doivent apprendre la patience, et
contredire l'arrogance des talibans, qui nous répètent à l'envi : «Vous, vous avez
les montres ; nous, nous avons le temps !»
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