Le rapport sur l'Iran, aveu
ou manœuvre ?
20/12/2007
| Mise à jour
: 12:05 |
.
Par
Éric Denécé et Alain Rodier, respectivement directeur et directeur de recherche du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R).
Le
3 décembre dernier, la Direction nationale
du renseignement DNI, organisme rattaché à la Maison-Blanche
qui centralise les informations
fournies par l'ensemble des
agences américaines a rendu public un
rapport (National Intelligence Estimate, NIE) estimant
que l'Iran avait suspendu son programme nucléaire militaire depuis l'automne 2003. Ce document, rédigé à la mi-2007, affirme que l'Iran
n'est pas une menace nucléaire dans l'immédiat et que
le régime iranien est moins déterminé à développer des armes nucléaires que les États-Unis ne le pensaient depuis 2005. Il souligne toutefois que Téhéran continue à enrichir de l'uranium
à des fins civiles et estime que si
l'effort militaire iranien était relancé,
le pays pourrait produire
des ogives nucléaires entre 2010 et 2015.
Il s'agit là
d'une volte-face radicale. Le précédent NIE sur
le nucléaire iranien, rendu public en 2005, insistait sur la détermination de Téhéran de se doter de l'arme nucléaire. C'est sur ce
rapport que le président
Bush s'appuyait pour réclamer
plus de sanctions et envisager l'emploi
de la force contre Téhéran.
Un
NIE est une
synthèse de ce que les différentes agences de renseignements des États-Unis produisent sur un sujet d'intérêt
majeur. Il est rédigé à
la demande des autorités politiques ou des membres du Congrès.
Il ne s'agit
pas d'une analyse effectuée en commun. Le rapport est élaboré
par les analystes de la DNI. Le texte circule ensuite
dans les agences concernées afin de recueillir leurs commentaires. Ce processus prend
nécessairement plusieurs mois. Parfois, les
services qui ont fourni des
renseignements sur le sujet ne s'y
reconnaissent pas.
Les
renseignements à l'origine de ce
NIE proviendraient essentiellement
de l'interception de communications téléphoniques entre responsables militaires iraniens se plaignant de la décision d'arrêter le développement d'armes nucléaires. Ces écoutes auraient
été recueillies par le
GCHQ, le service d'écoutes britannique.
Il est de coutume
dans le monde du renseignement d'attribuer aux
interceptions des informations qui ont été en réalité
obtenues par des sources humaines
que l'on veut protéger. Il
est légitime de penser à Ali Reza Asghari, le général des pasdarans, qui a fait défection
en début d'année.
Plusieurs hypothèses peuvent être formulées
Il importe de considérer
avec une extrême prudence
le contenu de ce rapport.
En effet, depuis fin 2002,
la politisation du Renseignement américain sous la pression constante des autorités l'a conduit à présenter
les faits selon des angles favorisant les objectifs politiques de la Maison-Blanche ou du Pentagone
: création de l'Office of
Special Plans, pour justifier la guerre en Irak ;
séance mascarade de février
2003 à l'ONU, où, malgré la présence
de leur directeur, George
Tenet, aux côtés de Colin Powell, les membres de la CIA étaient abasourdis par les assertions du secrétaire d'État ; révélation de la vraie fonction de Valérie Plame, officier de la CIA, pour déstabiliser son mari diplomate dont le rapport indiquait que l'Irak
n'avait pas acquis d'uranium au Niger, etc. Les exemples
de manipulation des faits par les autorités
américaines sont nombreux. En conséquence, plusieurs hypothèses peuvent être formulées
quant à l'effet recherché à travers
la publication de ce NIE.
C'est vrai. Cette première hypothèse est
à prendre en compte. Toutefois, cela signifie que
le précédent NIE de 2005, qui affirmait
que l'Iran poursuivait ses
recherches nucléaires militaires, est erroné. Or il
était rédigé à partir de renseignements
reçus jusque fin 2004. Les analystes se seraient
alors lourdement trompés. Dès lors, quel crédit
accorder à leur rapport de décembre 2007 ?
C'est une erreur d'analyse. Les services de renseignements américains se trompent aujourd'hui en affirmant que le programme militaire est arrêté ; et le NIE de 2005 était exact. L'erreur fait partie intégrante du renseignement. Les Américains l'ont déjà montré à travers
leur analyse erronée concernant la présence d'armes de destruction
massive (ADM) en Irak, en 2002, qui fut à l'origine
de la décision du président Bush de renverser
Saddam Hussein.
C'est une intoxication iranienne. Les autorités
de Téhéran se savent écoutées en permanence par les services d'interception
américains, britanniques et israéliens. Ils auraient pu «monter» ces
fausses discussions pour induire
en erreur leurs adversaires, ou envoyer dans leur
camp un faux transfuge. En 2002, les services iraniens s'étaient déjà livrés à une
campagne d'intoxication : ils avaient
contribué à renforcer la conviction de Washington quant à l'existence d'ADM,
grâce à de fausses informations transmises via les opposants au
régime de Bagdad. Leur but était double : se débarrasser de Saddam Hussein et attirer
les Américains dans le piège irakien afin
qu'ils n'aient plus la capacité militaire de s'en prendre à
eux.
C'est un faux. L'Iran
poursuit bien le développement de son nucléaire militaire, mais les Américains décident de faire marche arrière
en sauvant la face. La stratégie
de riposte mise en place par Téhéran
en cas d'hostilités
aurait ainsi fonctionné. Face aux conséquences
catastrophiques pour l'équilibre
du Moyen-Orient (frappes militaires sur les pays voisins, campagne de terrorisme mondial, soutien aux insurrections dans
tout le Moyen-Orient
Liban, Gaza, Kurdistan, Irak,
Afghanistan, etc. , élimination
de l'opposition démocratique
interne bloquant tout espoir
de changement politique à terme, etc.), Washington abandonne l'option militaire.
C'est une désinformation américaine délibérée. L'Iran
développe bien son nucléaire militaire, mais Washington veut conduire Téhéran à relâcher sa vigilance avant de déclencher une opération militaire. Toutefois, une manœuvre aussi machiavélique semble peu vraisemblable de la part des États-Unis, même s'ils se moquent bien de berner aussi leurs alliés
par une telle manœuvre.
C'est une manœuvre politique
interne.
À moins d'un an des présidentielles,
celle-ci pourrait être pilotée par le Congrès ou par les successeurs putatifs du président Bush, afin de l'empêcher de déclencher un nouveau conflit dont il n'aurait
pas à assumer les conséquences.
Dans cette hypothèse, la publication de ce
NIE serait un nouvel exemple de la politisation ou
de la manipulation du
Renseignement américain.
En
l'état actuel des choses, le NIE met un terme aux spéculations sur une prochaine intervention militaire américaine contre l'Iran, car celle-ci n'apparaît plus justifiée. C'est un camouflet infligé
au président Bush et l'opposition
démocrate s'appuie déjà sur ce rapport pour réclamer une nouvelle politique envers l'Iran. Nul doute
que ce
thème sera largement exploité dans la campagne présidentielle de 2008.