Le
tournant iranien
07/12/2007
La
chronique d’Alexandre Adler
du 8 décembre
2007
L’annonce par le renseignement américain que l’Iran
n’est pas encore en train de fabriquer,
à proprement parler, une bombe atomique et que les capacités techniques d’y parvenir lui manqueront
encore jusque vers 2010, voire 2015, est sans doute le tournant le plus
important de la guerre antiterroriste qui a commencé aux environs de l’an
2000. Cette décision est aussi claire
qu’obscure, et c’est sans doute la raison pour laquelle une partie de la presse et une partie
des analystes de politique internationale sont encore réticentes à en prendre toute la mesure. Il est
pourtant tout à fait clair qu’en acceptant de donner à cette
estimation un caractère solennel
et public, le président Bush s’est
engagé, jusqu’à la fin de
son mandat, à ne pas intervenir militairement en Iran. Ce sera tant pis pour tous
les plumitifs dont les ouvrages, qui annonçaient la
nouvelle guerre irano-américaine, vont maintenant se flétrir sur la devanture des librairies.
Mais il y a
encore davantage dans le message
que le renseignement américain adresse tout autant à l’opinion
mondiale qu’aux dirigeants iraniens : en filigrane, on peut aussi y lire le protocole d’une négociation à venir, voire
la trace d’une négociation
déjà engagée, ce qui serait considérablement plus sensationnel. Si le lecteur me permet ici une confession personnelle, je lui raconterais volontiers qu’une bonne année avant
l’élection d’Ahmadinejad à la présidence de l’Iran, j’avais invoqué devant des interlocuteurs de haut rang de la République
islamique «une solution japonaise» qui les avait beaucoup
intéressés : je faisais par là allusion au fait que le Japon a d’ores et déjà entre les mains toutes les composantes d’une arme nucléaire
qu’il se refuse pourtant d’assembler les unes avec les autres, considérant que ces pièces
détachées possèdent déjà une forte valeur dissuasive.
Quelle ne fut pas ma surprise de lire quelque
trois semaines plus tard dans The Economist que «certains responsables
iraniens évoquaient à présent à
titre de compromis
une solution japonaise»…
Or, c’est précisément ce dispositif qui revient sous la plume des analystes de la CIA lorsque ces derniers évoquent
une différence entre la fabrication d’un explosif
nucléaire, que l’Iran n’aurait pas repris depuis 2003, et la fabrication
d’un combustible nucléaire, que
l’Iran poursuit imperturbablement depuis la fin du gel de son enrichissement d’uranium à Natanz.
Personne ne peut ignorer que si l’Iran fabrique
actuellement de l’uranium enrichi délibérément en dessous du degré
où il devient
utilisable pour une bombe, l’important est tout de même qu’en maîtrisant
cette technique, il pourrait aussi à tout moment tourner le bouton vers le haut et parvenir sans effort à la bombe.
Ce distinguo américain
entre potentiel et actuel est donc
une invitation à l’Iran de se contenter d’une «solution japonaise» où la bombe, techniquement
possible, ne sera pourtant jamais assemblée. Mais il
y a davantage encore : en faisant
l’éloge du gel de l’enrichissement d’uranium avant l’élection d’Ahmadinejad, les États-Unis
font ici allusion à ce que pourrait
être la politique d’une coalition réformiste dont Rafsandjani et Khatami, les deux prédécesseurs de l’actuel président, seraient à nouveau les chefs de file. Ce
document est donc une bien
étrange chose. Une analyse, et beaucoup plus : une invitation publique à adopter pour l’Iran une position de négociation.
L’hypothèse bien soviétique d’un putsch de la CIA contre
George Bush, qui aurait pour but de désarmer les faucons en période de fin de mandat présidentiel, n’est pas recevable. Ou plutôt
le putsch a déjà eu lieu voici
un an lorsque l’ancien
patron de la CIA, Bob Gates, a remplacé Rumsfeld à la tête
du Pentagone et que la prudence de Condi Rice a été
confortée. C’est bien le président Bush qui parle à travers ses (seize)
services de renseignements associés.
Si nous faisons
entrer dans la matrice deux équations
supplémentaires, la probabilité
d’une défaite des intégristes iraniens aux élections législatives prévues pour le printemps prochain, et la possibilité, de
plus en plus réelle, d’une accalmie relative du terrorisme sunnite en Irak, nous avons
une vue d’ensemble
de la nouvelle stratégie américaine.
Tout
faire en détendant délibérément
l’atmosphère pour que les
oppositions anti-intégristes iraniennes,
lesquelles incluent à présent une
bonne part des conservateurs
les plus modérés, gagnent
des élections qui seront
plus libres que les présidentielles précédentes. Rafsandjani a-t-il fourni des garanties secrètes à ses interlocuteurs américains ? Difficile de répondre à cette
question. Mais on peut rappeler qu’en 1953, l’Amérique parvint à faire revenir le shah au pouvoir, mais au prix de l’acceptation définitive de la nationalisation du pétrole d’un Mossadegh que l’on venait
de renverser. La «solution japonaise»
serait-elle le prix fixé entre les deux parties contractantes pour assurer le basculement définitif de l’Iran que la convergence
effective des deux diplomaties
autour du régime de Bagdad préparait déjà de longue main ?
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