Le 11 septembre et le 'crunch' des civilisations
François De Smet
Puisque c'est LA grande semaine commémorative, puisqu’on va se manger du 11 septembre toute la semaine, autant en finir tout de suite.
Dix ans. Dix ans depuis ce beau matin où 19 illuminés ont transformé des avions de ligne en bombes volantes avec, comme seules armes, quelques
cutters et un manuel de pilotage.
Dix ans
aussi depuis le lancement de la décennie qui a vu
les guerres d’Irak et d’Afghanistan, qui ont multiplié les victimes civiles du 11 Septembre, non pas par deux, ni par dix, mais
au moins par cent.
C'est sans doute le moment de réinterroger le concept de « clash des civilisations
», emprunté à Samuel Huntington, et
qui décrivait l’histoire humaine en blocs antagonistes condamnés à s’affronter pour se développer.
On a beaucoup caricaturé l'ouvrage de
Huntington à l'époque, comme
s'il avait donné une vision politique et non descriptive. En
fait, parler de civilisations
est apparu
simpliste car il n’y a aucune civilisation
homogène… Ce qui est à l’œuvre, c’est quelque chose de beaucoup
plus simple, universel et transcendant
les cultures : l’opposition ami-ennemi.
Là, Huntington n’a rien inventé ; le brillant et sulfureux juriste allemand Carl Schmitt avait défini, dans la Notion de politique, l'antagonisme entre ami et ennemi
comme la base du politique.
C'est une grille de lecture
utile à la compréhension du monde tel
qu'il est
devenu.
En clair : on a toujours besoin d’un ennemi. Le monde multipolaire, ça ne marche jamais longtemps. Souvenez-vous des années 30 : la Première Guerre mondiale avait été celle des nations et, une fois finie,
dans un monde flou sans antagonisme réel, les idéologies se sont radicalisées, à l’extrême gauche comme à l’extrême droite, vues comme
repères dans un monde marqué par une crise économique profonde dans une
Europe meurtrie, jusqu'à entraîner le monde dans son épreuve la plus meurtrière.
Vint après, pendant plus de 40 ans,
l'effroyable mais simple terreur de la guerre froide marquée par deux camps clairement identifiables, avec
des idéologies fortes en présence,
et dont l'axe a polarisé toute l'activité humaine.
En revanche,
lorsque le monde devient flou, lorsqu’il n'y a plus de modèle dominant, lorsque les identités doivent se composer ex nihilo, alors des émotions de peur se greffent vers ce qui paraît
homogène, sûr, et engendrent des mécanismes de repli. La nature a horreur
du vide.
Dans ce
monde des années 90, où la paralysie de l'axe Est-Ouest disparaît, la fin de la
guerre froide a lancé l'idée que tout était possible. Et quelle décennie : Saddam Hussein s'est permis d'envahir le Koweït, la guerre de Yougoslavie s'est embrasée jusqu'aux crimes de masse, un génocide
a pu être tranquillement perpétré au cœur de l’Afrique des Grands Lacs... ; tout cela sans gendarme du monde, sous
la « bienveillance » chaotique
d'un monde multipolaire où
tout est possible.
Or en nous
redonnant des ennemis clairs, une opposition entre démocrates et terroristes, un « axe du mal », les islamistes
et George Bush nous ont offert en 2001 un nouvel – et meurtrier - antagonisme ami-ennemi pour toute la décennie. Décennie qui s'est, en réalité, achevée en mai avec l'arrestation « définitive » de
Ben Laden.
Ces moments de l'histoire sans polarisation, où les méchants viennent d'être abattus et où l'ennemi
devient volatil, sont plus fragiles qu'on ne le pense,
surtout s'ils vont de pair avec une crise économique et une carence de confiance générale.
Or nous
sommes à nouveau dans l'un de ces moments... Quand il n'y
a pas de grille idéologique structurée,
les identités se replient,
se rassemblent, se défendent
contre ce chaos pour
reformer des petites identités bien
homogènes et sûres, afin ne pas être
absorbées par le grand tout. Et
cette peur-là, elle emporte tout sur son passage, elle favorise tous les extrêmes et enfante de nouveaux antagonismes, bien plus rapidement qu'on ne pourrait le penser. Au fond, à quelques années de champ, qui avait vraiment vu venir la Seconde Guerre mondiale, les conflits identitaires des années 90 ou les attaques du 11 septembre ?
L'histoire, à supposer qu'elle ait un sens, est un balancier
entre identités qui s'ouvrent et se replient, pour ne pas disparaître dans un métissage dont chacun célèbre la richesse, mais qui en réalité, pourtant, dilue, ressasse et recompose les identités particulières, depuis les débuts de l'humanité.
À l'heure où l'on se réjouit de la fin de Ben
Laden et de la chute de quelques dictatures,
il est sain
de se le rappeler : le joyeux
chaos d'aujourd'hui pourrait
bien distraire notre attention de l'émergence
des « ennemis » de demain.
François De Smet
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